Neuf

Alexandra tint beaucoup à se rendre à la soirée des Lubkin. À cette idée, son intérêt se réveilla, et une petite lueur de vie s’alluma dans son regard. Elle avait toujours manifesté davantage d’enthousiasme que lui, chaque fois qu’ils avaient pris des vacances, et son humeur, au cours des premières semaines de décembre, s’était nettement améliorée. Nigel mentionna la chose à Hufman. Se fondant sur les analyses de laboratoire, le médecin estima qu’elle avait peut-être atteint un stade de stabilisation de la maladie ; les médicaments y étaient peut-être aussi pour quelque chose. La maladie ne se développerait peut-être pas davantage. Bien des peut-être.

On aurait dit que l’état d’Alexandra avait choisi le moment pour s’améliorer. Elle acheta une robe qui dénudait avec art son sein gauche, et trouva pour Nigel une chemise aux manches bouffantes noir et beige. Il se sentit ainsi un peu trop le point de mire, en arrivait à la soirée, mais il descendit en une demi-heure une demi-bouteille de vin rouge du Chili qu’il avait trouvée au bar, et tout alla pour le mieux. Alexandra était redevenue elle-même ; elle s’installa dans un angle stratégique de la salle de réception, et les invités, pour la plupart des gens du J.P.L., ne tardèrent pas à faire cercle autour d’elle. Nigel parla un peu avec quelques personnes qu’il connaissait, mais, pour une raison mystérieuse, il y avait une certaine inadéquation entre les mots qu’il prononçait et ce qu’il avait en tête. Il se promena dans la maison de Lubkin, et contempla pendant un moment le brouillard vespéral qui montait, grignotant la colline et les bosquets de jacaranda. La maison était construite dans le style nouveau, c’est-à-dire en pierres appareillées et en placages légers, et comportait de grandes fenêtres ovales donnant sur le panorama brumeux de Pasadena.

« Dites-moi, Nigel, je crois que vous aimeriez connaître M. Ichino, non ? »

Nigel se retourna gauchement. Il ne s’attendait pas à être interpellé par Lubkin, et fut surpris par l’homme de petite taille à l’air enthousiaste qui lui tendait la main. Il avait toujours cru que les Japonais étaient des gens impassibles et impénétrables, mais une sorte d’intensité tranquille émanait de celui-ci, alors même qu’il n’avait pas dit un mot.

« Ah ! oui (ils se serrèrent la main) ; j’ai cru comprendre que vous alliez travailler sur la télémétrie et les ordinateurs en liaison avec Houston.

— Oui, en effet, répondit Ichino. Je n’ai fait que voir les grandes lignes du problème, jusqu’ici. Je dois avouer que votre programme de recherche du Dahu est tout à fait remarquable. »

Lubkin eut un léger raidissement en entendant cette dernière remarque.

« Je suis désolé, ajouta précipitamment Ichino. J’éviterai à l’avenir de mentionner ce terme en public. »

La tension qui habitait le visage de Lubkin retomba un peu. Il acquiesça, regarda tour à tour les deux hommes avec une expression indécise, puis murmura quelque chose à propos des boissons et partit. Ichino réprima un sourire. Les deux hommes échangèrent un rapide coup d’œil. Pendant un instant, ils se comprirent parfaitement.

Nigel eut un hennissement. « On a défini l’art, dit-il avant de prendre une gorgée dans son verre, comme un ouvrage adroit réalisé dans le cadre de certaines contraintes.

— Nous sommes alors des artistes, répondit le Japonais.

— Sans le vouloir.

— Exact. » Ichino eut un large sourire.

« Avez-vous repéré le, euh, l’objet, déjà ?

— Repéré… ? » Le front brun clair de M. Ichino se plissa de rides. « Et comment aurions-nous pu ?

— Par radar. En fusionnant en un seul réseau les capteurs d’Arecibo et de Goldstone.

— Ça pourrait marcher ?

— J’ai calculé que oui.

— Mais… mais tout le monde sait qu’il est impossible de suivre des sondes spatiales dans l’espace au radar, au-delà d’une certaine limite.

— Parce qu’elles sont trop petites. Bien entendu nous n’avons jamais vu le… la chose, et nous ne connaissons donc pas sa taille exacte. Mais en me servant de la luminosité apparente de son réacteur thermonucléaire, j’ai fait une estimation de la masse qu’il devait entraîner.

— Elle est importante ?

— Très. Elle ne devrait pas être inférieure à un ou deux kilomètres pour l’un de ses côtés.

— Deux kilomètres ? À l’aide d’Arecibo il serait très facile…

— Exactement.

— Vous en avez parlé à M. Lubkin ?

— Non. J’aurais cru que quelqu’un avait déjà dû se dire la même chose. »

À voir l’expression qui apparut sur le visage de M. Ichino, Nigel comprit très clairement que le style Lubkin habituel prédominait toujours ; Lubkin faisait ce qu’on lui demandait de faire, un point c’est tout. Au diable les innovations.

Un plateau chargé de victuailles passa à leur portée. Nigel y cueillit une sorte de pâte violette à base de fruits de mer qu’il étendit sur un cracker. Il se sentait affamé, tout d’un coup, et rafla une poignée de canapés. Il demanda au garçon qui assurait le service un peu plus de ce vin du Chili. Ichino était lancé en pleine explication, en termes choisis avec soin, sur la façon dont se poursuivaient les recherches du Dahu – lesquelles se montraient singulièrement décevantes – lorsque arriva le vin rouge. Nigel se fit servir copieusement, puis, avec un geste ample, proposa au Japonais de changer de coin.

Celui-ci le suivit d’un pas tranquille, la glace tintant dans son verre empli d’un mélange très dilué. Nigel s’avança dans un couloir et poussa une porte déjà entrebâillée. La salle de récré familiale. Il inspecta rapidement le matériel électronique, qui comportait les choses habituelles, écrans et consoles, simulateurs de sensations.

« Bel écran, n’est-ce pas ? » dit-il en se dirigeant vers le récepteur laiteux et inerte de tri-D. Il l’alluma.

Un homme en uniforme noir et orange, une longue épée couverte de sang à la main, était en train d’étriper une jeune fille.

La chose aux ailerons dorsaux d’argent fit un geste explicite en souriant, le regard fixe. Mâle ? Femelle ? Transex ? Elle murmura, la voix chaude, tordant…

« Un peu osé, dirait-on, remarqua Nigel en éteignant le récepteur.

— Nous ne devrions peut-être pas regarder dans son choix de canaux privés, dit M. Ichino.

— C’est tout à fait vrai », admit Nigel. Il passa sur les circuits publics. « Ça fait un moment que je n’ai pas regardé un de leurs programmes. »

Une image aux couleurs criardes apparut. Les deux hommes regardèrent pendant un moment.

« Ah ! c’est un crime à l’hibernation, voyez-vous, dit Nigel ; son but est de détruire ce complexe urbain sous-marin, afin que la femme-là, celle en rouge… » Il s’arrêta. « C’est vraiment de la merde, non ? » Il changea de chaîne.

Les corps luisants ondulaient en longues lignes. Sous la lumière aveuglante des projecteurs, ils formaient les cercles sacrés, hors champ pour l’instant, tandis qu’au centre le feu de bûches empilées faisait rage, envoyant en l’air des gerbes d’étincelles. Les pieds martelaient le sol usé. Un gong au son grave marquait la mesure. Tourner, tourbillonner, taper du pied, chanter…

« C’est encore pis qu’avant », dit doucement M. Ichino, qui tendit la main vers la télécommande. Nigel l’arrêta. « Non, s’il vous plaît. »

Ils chantent, ils tournent sur eux-mêmes sur un rythme effréné, les corps luisent de sueur. Leur chœur incertain se gonfle de nouvelles forces.

 

Courir, vivre, sauter, s’élever,
Déborder, aimer, voler, mourir,
Une seule fois et tous ensemble
Chants joyeux, amour toujours

Les cercles tournoient autour du feu central. Tourbillonnent follement. Les pieds martèlent le sol. Chants.

« L’un dans l’autre, grogna Nigel, je crois que je préfère encore l’opium en tant que religion du peuple.

— Mais vous vous êtes perdus, ici, messieurs », fit une voix depuis la porte. Accompagné d’Alexandra, un homme grassouillet pénétra dans la pièce. Ses yeux brillaient entre les replis de ses paupières tombantes, et il fit suivre sa remarque d’un rire profond.

« C’est de pain et de jeux que nous avons besoin. On est incapable de donner du pain indéfiniment. Alors », il tendit les mains en un geste emphatique, « ce sont les jeux, indéfiniment. »

Présentations. Il s’appelle Jacques Fresnel, il est français, en train de finir deux années d’études aux États-Unis. (« Ou du moins ce qu’il en reste », ajouta Nigel, ce à quoi Fresnel répondit par un hochement de tête incertain.) Sujet d’étude : les Nouveaux Enfants, grandes tendances et petites chapelles. C’est ainsi qu’Alexandra avait engagé la conversation avec lui et avait décidé de le présenter à Nigel, soupçonnant que la confrontation serait intéressante. (Et même si les Nouveaux Enfants n’étaient pas le sujet de conversation préféré de Nigel, il fut envahi d’une vague de bonheur à ce signe de vitalité reconquise. Elle reprenait plaisir à susciter des rencontres, et se montrait plus sociable que lui, ce soir-là.)

« Ils représentent, voyez-vous monsieur, le ciment social. » Il tenait son verre entre ses deux mains massives comme s’il voulait le broyer, et scrutait Nigel avec détermination. « Ils sont nécessaires.

— Afin de donner leur cohésion aux fondations, dit Nigel avec affabilité.

— Exact, exact. Rien que cette semaine, ils se sont unifiés avec un certain nombre d’Églises protestantes.

— Ce n’étaient même plus des Églises, mais de simples structures administratives ne disposant plus d’un seul paroissien pour les tenir à flot.

— D’un point de vue social, ces réunifications sont fondamentales. Elles créent un nouveau lien. Elles permettent la restructuration des relations de groupes.

— Il estime qu’il s’agit d’une tendance positive, Nigel, intervint Alexandra.

— Vers quoi ?

— Elle indique en tout cas la fin de nos sociétés du Sensationnel, dit Fresnel sur le ton le plus sérieux.

— Mais pour la remplacer par quoi ? Le fanatisme ?

— Nullement. » D’un geste, il écarta l’idée. « Notre art du Sensationnel est déjà sur le déclin, écarté. Plus d’excès creux et vides. Nous allons nous tourner vers l’Ascétisme harmonieux-ascendant.

— Comment, plus d’affreux nazi étripant de jolies blondes à la tri-D, histoire de s’exciter un peu ? »

Alexandra fronça les sourcils et lança un coup d’œil à l’écran neutralisé de la tri-D.

« Certainement pas, en effet. Nous aurons des thèmes mythiques, un art intuitif fondé sur la recherche du sublime. Je n’ai pas besoin de souligner que ce sont là des sentiments qui nous font gravement défaut, aussi bien en Europe qu’ici ou en Asie.

— Comment se fait-il que tout cela se produise juste après l’époque du Sensationnel ? demanda Alexandra.

— Eh bien, les points de vue se sont modifiés, si l’on s’en tient strictement à la schématisation proposée par Sorokine. Nous pourrions bien entendu passer dans une période héroïco-prométhéenne », il s’arrêta un instant, adressant un grand sourire à la cantonade, « mais qui de nous souhaite cela ? Plus personne ne se sent prométhéen, de nos jours, même dans votre pays.

— Nous sommes cependant en train de construire la deuxième ville de l’espace, remarqua M. Ichino. La construction d’un autre monde est certainement…

— Une simple péripétie, le coupa Fresnel, l’air plus jovial que jamais. Personnellement, je suis en faveur de telles entreprises. Mais combien de personnes peuvent-elles devenir citoyens de l’espace ?

— Si nous construisons suffisamment vite en utilisant la matière première de la lune…, commença Alexandra.

— Insuffisant, insuffisant, s’exclama Fresnel. On fera toujours des choses de ce genre, et c’est un bien ; mais là n’est pas la tendance profonde. Qu’avons-nous donc appris, au cours des quelques dernières décennies avec leur cortège d’horreurs ? Qu’il y aura toujours des dissidents, des schismatiques, des déviants, des laissés-pour-compte, des exclus, voire des hérétiques, et bien entendu la masse de ceux qui ne se conforment que de mauvais gré ou de façon purement formelle.

— Ils constituent la majorité, remarqua M. Ichino.

— Oui, la majorité ! C’est pourquoi, pour en tirer quelque chose d’utile, pour canaliser leur stupéfiante énergie potentielle, nous, nous devons – comment dire ? – les placer tous sous un même toit. » De ses mains jointes, Fresnel fit un clocher, les pierres de ses bagues figurant les gargouilles.

« Les Nouveaux Enfants, autrement dit, conclut Nigel.

— Une authentique innovation culturelle, reprit Fresnel. Typiquement américaine. Comme vos mormons, ils intègrent les éléments qui manquent aux anciennes religions traditionnelles.

— Bien remuer, assaisonner selon le goût et servir bien chaud, ricana Nigel.

— Tu ne veux même pas leur laisser une chance, Nigel, dit Alexandra, le ton soudain sérieux.

— Et comment ! Quelqu’un veut-il un verre ? » Nigel prit celui, vide, que tenait Alexandra et partit pour le bar.

La moquette semblait faite d’une matière spongieuse qui le soulevait en l’air à chaque pas. Il navigua à vue au milieu des écueils formés par des groupes du J.P.L., adressant des sourires automatiques et décourageant toute tentative pour engager la conversation. Une fois au bar, il s’empara d’un ravier d’amandes salées et grillées ; le vin du Chili n’était plus qu’un souvenir, et il se rabattit sur un bordeaux anonyme. M. Ichino apparut brusquement à côté de lui.

« Si j’ai bien compris, dit-il, vous êtes encore astronaute en activité, monsieur Walmsley ?

— Encore, oui. » Il vida d’un trait le bordeaux, et tendit son verre au barman.

« Devez-vous faire attention à votre poids ?

— Quel coup d’œil, quel excellent coup d’œil ! » Nigel enfonça un doigt dans son estomac. « Eh oui, j’ai deux ou trois kilos en trop.

— L’alcool est une grande source de…

— Exact ! En dehors de trucs comme le ciment (mais j’imagine que vous ne le consommez pas à la louche), les boissons fortes – j’adore “ les boissons fortes ” – sont ce qu’il y a de pis pour prendre du poids. Mais pas le vin, s’il est sec, très sec. Il y a moins de calories dans un verre de bordeaux que dans quelques grammes de noix de macadamia. Quand on peut se procurer des noix de macadamia, cela va sans dire. »

Il s’arrêta, conscient d’être probablement trop volubile. M. Ichino eut un hochement de tête solennel d’approbation et demanda de la bière au barman. L’œil rond, Nigel contemplait la mousse qui s’élevait dans le verre.

« On retourne voir notre sociologue ? » finit-il par dire. Les deux hommes repartirent pour la salle de récré.

Un petit groupe s’était rassemblé autour de Fresnel. La plupart des gens portaient la coiffure à la mode, les cheveux coupés exactement à la hauteur des épaules. Le point de litige de la conversation semblait tourner autour des nouveaux gants, améliorés électroniquement, que venait d’adopter le pape : cela signifiait-il qu’il allait s’allier avec les Nouveaux Enfants ? Les médias prétendaient qu’ils débattaient actuellement du problème. Une diade homme-ordinateur venait de prédire l’absorption de l’Église catholique d’ici trois ans, en se fondant sur des paramètres sociométriques identifiables.

Nigel fit signe à Alexandra, et tous deux s’éloignèrent du groupe ; Shirley, en retard, fit son apparition à ce moment-là. Elle embrassa Alexandra et demanda à Nigel d’aller lui chercher un verre. Quand il revint, Alexandra venait d’engager la conversation avec des Soviétiques, et Shirley l’amena dans un coin.

« Viendras-tu avec nous ?

— Où çà ?

— Voir l’Immanence. Nous aimerions tellement que tu viennes avec nous, Nigel ! »

Il l’observa attentivement, essayant de lire dans ses yeux en amande placés haut au-dessus de ses pommettes si elle était sérieuse ou non. « Alexandra m’en a parlé, en effet.

— Je sais bien. Elle dit qu’elle ne fait aucun progrès avec toi. Tu te contentes de la fermer.

— Je ne vois pas l’intérêt de raconter des absurdités.

— Apparemment tu n’as pas envie de nous parler du tout, répliqua-t-elle, montant d’un ton.

— Qu’est-ce que cela signifie ? se hérissa-t-il.

— Oh ! » Elle frappa du poing contre le mur en un geste emphatique, roula des yeux, et Nigel ne put réprimer un sourire en la voyant faire. Elle aurait dû être comédienne, pensa-t-il.

« Nigel, nom d’un chien, tu ne flexibilises absolument pas ton approche du problème.

— Épargne-moi ton argot ; c’est incompréhensible.

— Oh ! » Encore une fois le coup des yeux qui roulent. « Toi et ta manie linguistique. D’accord : en un mot, Alexandra et moi ne savons plus du tout où tu te trouves.

— Mais bon sang, je suis à la maison avec elle le plus clair de mon temps !

— Oui, mais – Seigneur ! – pas affectivement ! Tu es constamment en train de bosser sur ce truc, je ne sais pas quoi, au J.P.L., ou en train de lire tes foutus bouquins d’astronomie. Alexandra a maintenant besoin de toi plus que jamais…

— Mais elle m’a plus que jamais ! objecta-t-il en se raidissant.

— Tu es complètement fermé à ça, Nigel… Évidemment, il y a bien quelque chose qui passe, mais… » Shirley fronça les sourcils, se concentrant. « Cela ne m’avait jamais frappée auparavant, mais je crois que c’est pour cette raison que tu t’es bien adapté à la triade. La plupart des hommes n’y arrivent pas, mais toi…

— J’aurais cru qu’une triade exigeait davantage de communications, et non moins.

— D’une certaine façon, oui, je suppose. Mais Alexandra est au centre. Nous sommes en orbite autour d’elle. Tout passe par elle. »

Elle s’adossa au mur tendu de tissu du passage dans lequel ils se tenaient, et se mit à examiner les motifs du tapis. Elle baissa les épaules et son sein gauche, dénudé, s’affaissa légèrement dans la pénombre ambiante, la pointe formant une tache brune. Nigel la vit soudain plus ouverte et vulnérable qu’elle ne lui avait paru depuis des mois. Sa robe pastel était plissée à la hauteur de la poitrine et des hanches, et d’une certaine manière la faisait paraître plus nue que nue. L’ovale de son sein gauche pendait comme un œil appartenant à quelque strate plus profonde d’elle-même.

Il soupira. Il avait l’impression que son haleine était chargée de vapeurs d’alcool et faite d’une matière tellement dense qu’il s’attendait presque à la voir former un nuage et dériver dans le couloir sans se mélanger à l’air ambiant. « Je suppose que tu as raison, admit-il. J’irai voir votre bonhomme, si c’est ce que vous voulez. Avant que nous partions, cependant, c’est-à-dire d’ici une semaine. »

Shirley acquiesça en silence. Il l’embrassa avec une étrange gravité.

Trois personnes arrivèrent en bavardant de la pièce voisine, et la tension qui s’était créée entre eux fut rompue.

 

M. Ichino partit de bonne heure. Bien trop de bonne heure, se dit Nigel confusément, car l’homme lui avait plu d’emblée. C’était une bonne soirée, excellente, même. Celles qu’organisait Lubkin faisaient d’habitude partie des plus ennuyeuses que l’on voyait fleurir d’abondance à l’époque des réjouissances accompagnant les fêtes moribondes de Noël. Il repartit vers le bar. Le bordeaux était fini, mais il trouva un petit clairet de Californie qui descendait tout seul. Il fallait reconnaître que Lubkin n’avait pas lésiné sur les vins : pas un seul de ces tord-boyaux toxiques de Californie, pas de mélanges mystérieux et traîtres. Nigel se rendit compte qu’il était mûr pour une bonne lansquinette ; autant aller pisser aux frais de Lubkin, se dit-il. Ce qu’il aurait aimé, c’était trouver son hôte, se répandre en remerciements exagérés, et se soulager en sa présence, en manière de cadeau, d’une appréciable quantité d’urine.

Il se mit en expédition, et commença par éprouver certaines difficultés à négocier ses virages pour sortir de la pièce, au milieu du tohu-bohu. Il se rappelait vaguement que le plan de la maison était hexagonal, mais comment se repérer d’où il était ?

Il s’assit pour s’éclaircir les idées. Les gens qui allaient et venaient avaient l’air de se déplacer comme dans un aquarium.

L’angle obscur dans lequel il butait le fit philosopher sur le langage et ses bizarreries : il suffisait d’enlever une lettre à « angle » et on obtenait « ange ». Comme c’était facile ! Du confort euclidien, on passait d’un Trait de plume – pop – à l’orthodoxie religieuse. Il suffisait de supprimer une lettre pour franchir l’immense gouffre. Enfantin.

Il se releva. Il aperçut la terre dans la salle de séjour, en les personnes de Shirley et d’Alexandra. Elles étaient le pôle d’attraction de l’attroupement habituel d’ingénieurs du J.P.L., cheveux coupés bien ras, et les inévitables stylos bon marché dépassant de leur pochette de poitrine. Ils eurent un vague sourire à son approche, comme des gens que l’on vient d’éveiller.

Nigel ne fit que ricocher de groupe en groupe dans la pièce, écoutant un fragment de conversation, y prenant part d’une façon un peu particulière, comme s’il se servait du sens caché des mots. Les gens le regardaient comme s’il se trouvait au fond d’un puits.

Nigel : Vous avez prononcé « hôte » comme « ôte ».

La femme : N’est-ce pas la même chose ?

Nigel : Que pensez-vous de saint et de cinq ?

Puis il dériva à nouveau vers le bar, où il eut un renvoi élégant qui fit gargouiller le contenu du verre qu’il avait aux lèvres. Il avala une gorgée. Riesling ? Trop doux. Gewurztraminer ? Possible.

La pièce était vraiment trop chaude ; il eut l’impression de se déplacer dans un air pâteux. Des ronds de transpiration avaient fleuri sous ses bras. Il se dirigea vers la salle de récré.

Il n’y avait personne. Il prit la télécommande et parcourut de nouveau les programmes qui étaient en mémoire ; les Nouveaux Enfants, le nazi en train de torturer la blonde. Puis il coupa tout.

La sueur coulait de son front dans ses yeux, et il s’essuya d’un revers de main en quittant la pièce.

Il s’arrêta dans le couloir pour reprendre son aplomb. Le vin fait plus que les devins, pour justifier la façon dont Dieu traite les hommes. Bienvenue dans le xxie siècle. Sic transit, Gloria. Ou n’était-ce pas Alexandra ?

Il réussit à gagner le patio, et l’air frais lui tomba dessus. Le brouillard avait fini de noyer les jacarandas, et les lumières de Pasadena n’étaient plus qu’un halo brumeux. Nigel resta là, immobile, respirant profondément, dans la contemplation du brouillard en train de s’accumuler.

« Monsieur Walmsley ? J’aimerais que nous reprenions notre discussion. »

Fresnel s’avança dans l’encadrement de la porte-fenêtre, apportant avec lui les murmures qui montaient de la soirée.

La grenouille s’avance avec ses pieds plats, pensa Nigel. Il jeta son verre de vin et se retourna pour regarder l’homme.

« Vous avez certainement compris, n’est-ce pas, que tous tant que nous sommes, nous nous retrouvons enfin en face de nous-mêmes ? De notre propre finitude ? De nos petites perversions amusantes ? La tri-D de M. Lubkin en est la démonstration éclatante. Elle montre bien où nous sommes parvenus. Nos progrès. L’économétrie… »

Nigel vit son poing bourgeonner en l’air et venir atterrir sur le front de Fresnel avec la précision d’une ellipse parfaite. Il y eut un bruit mat. Fresnel trébucha, vacilla, ne tomba pas. Nigel reprit son équilibre et tenta une estimation de la situation d’un point de vue géométrique. Fresnel constituait une cible mouvante, difficile à atteindre et tentante. Des gouttes de sueur coulaient sur le visage de l’homme, brillant dans la lumière argentée. Nigel propulsa son poing gauche en une parabole ascendante. L’angle devint ange. L’impact le secoua. Collision humide de tissus organiques. Sa main s’engourdit. Il lécha ses lèvres : salées. Fresnel s’évanouit de son champ de vision. L’air faisait un bruit de râpe en passant par ses narines. Nigel chancela. Se détendit. Se remit à étudier la couche de brouillard. Elle était en train de s’incliner. De pencher, dans l’air suave. Il lui fallut beaucoup de temps, aurait-on dit.

Dix

Son Immanence avait élu domicile dans une église baptiste récemment rachetée. Le bâtiment occupait un coin de rue dans un quartier minable à l’aspect vaguement rural du bas Los Angeles. Nigel eut une grimace de scepticisme en le voyant et ralentit le pas, mais Shirley et Alexandra, qui le tenaient chacune par un bras, se mirent à le remorquer.

Elles n’auraient jamais réussi à l’amener jusque-là sans un mouvement de repentir qu’il avait éprouvé pour la bagarre avec Fresnel. Pratiquement personne, chez Lubkin, ne s’était aperçu de ce qui se passait, à part Alexandra. Fresnel avait été insulté mais n’avait pas été physiquement blessé, ce qui l’avait étonné et consterné ; la jeune femme avait été choquée. Pour sa part, Nigel avait le sentiment de s’être bien amusé, et éprouvait encore une certaine satisfaction à évoquer la silhouette du Français basculant cul par-dessus tête.

Il se raidit à l’approche du supplice. Ils franchirent une porte latérale et traversèrent un grand auditorium plein de personnages en robe safran suivant une conférence. Crânes rasés, guirlandes de fleurs multicolores. L’arôme salé de la nourriture japonaise.

Puis ils écartèrent un rideau cliquetant de perles, passèrent par la porte du fond et contournèrent le temple. Ils pénétrèrent alors dans un petit jardin par une porte de bambou, dont ils firent bruyamment claquer la clenche.

Un petit homme au teint basané était assis sur une vaste étendue de gazon, en position du lotus. Une légère brise agitait les branches au-dessus de lui. L’homme lui jeta un bref regard évaluateur de ses petits yeux jaunes. Il leur fit signe de s’asseoir, et Alexandra distribua trois coussins jaunes ; Nigel s’installa au centre.

Ils échangèrent tout d’abord des propos anodins et des plaisanteries. Il s’agissait de l’une des tendances des Nouveaux Enfants, celle qui se sentait en accord avec les origines orientales de l’héritage religieux de l’humanité. L’homme assis aux joues pendantes était une Immanence, car il n’existait pas une Immanence unique, de même qu’un Dieu universel possède des réserves infinies de représentations.

L’entrecoupant de longs silences désagréables, Nigel exposa les raisons de son scepticisme rationnel sur la religion, sous quelque forme qu’elle se présentât. La plupart des hommes recherchent quelque chose d’indéfinissable, et Nigel ne niait pas que c’était son cas, mais les aberrations grotesques des Nouveaux Enfants…

L’Immanence arracha une feuille sur un buisson et la mit sous les yeux de Nigel. Il cligna, puis la regarda fixement.

« Vous êtes un scientifique. Pour quelles raisons quelqu’un passerait-il sa vie à étudier cette feuille ? Qu’y gagnerait-il ?

— Toute forme de savoir a la possibilité d’être mise en relation avec d’autres connaissances, répondit Nigel.

— Et ?

— Supposez que l’univers soit une parabole, reprit Nigel d’un ton incertain. En en étudiant une partie, nous pouvons décrypter le tout.

— L’univers dans un grain de sable.

— C’est à peu près ça, oui. J’ai le sentiment que les lois scientifiques et la façon dont est bâti l’univers ne peuvent être des accidents. »

L’Immanence réfléchit pendant un moment.

« Non, il n’y a pas d’accidents. Mais en dehors de leur usage pratique, elles sont sans importance depuis toujours ; les lois de la physique ne sont que les barreaux d’une cage.

— Pas si vous les comprenez.

— L’important n’est pas d’étudier les barreaux ; c’est de sortir de la cage.

— Je crois que tout est dans le geste qui nous porte.

— Si vous voulez connaître la plénitude, vous devez arrêter de bouger et faire preuve d’un esprit davantage tourné vers ce qui est fondamental.

— En dansant en rond ?

— Une autre des facettes de la Voie multiple. Pas la nôtre, mais une autre.

— J’ai ma propre voie.

— On ne saurait mieux comparer ce monde qu’à un asile de fous. Mais pas à un asile pour l’esprit, non. Un asile pour l’âme. Seul reste ici celle qui est trop faible. Reste, et restera.

— J’ai mon chemin à parcourir ici-bas ; en passant entre les barreaux, s’il le faut…

— Cela n’est rien. Vous devez tenter de vous échapper, de transcender la cage. »

Nigel se mit à parler rapidement, mais, de la main, le vieil homme balaya tous ses arguments.

« Non, dit-il. Tout cela n’est rien. Rien. »

 

Foutaises, pensa Nigel, super-foutaises, ce que nous raconte ce vieux pruneau.

Sur cette réflexion, il inclina une aile.

Le vent s’engouffra dans la voilure, et il sentit une pression, une traction. Il remonta et l’image de l’abominable Immanence s’estompa aussi rapidement qu’elle lui était venue à l’esprit (Quelle idée, de penser à ça maintenant !) tandis que l’air sifflait dans les haubans.

« Quelle impression ça fait, Nigel ? dit la voix d’Alexandra dans son oreille.

— Incroyable », répondit-il dans son laryngophone. Il regarda vers le bas, vers la Terre en train de tournoyer – justement ce que l’instructeur lui avait déconseillé de faire, mais à quoi bon voler, si on ne pouvait regarder ? – et il l’aperçut, petit point orange.

« Peux-tu conserver la spirale ? demanda-t-elle.

— Un peu dur pour les bras, grommela-t-il.

— L’instructeur dit qu’il faut que tu sois plus détendu dans le harnais.

— En effet. Je vais essayer. Oups ! » Il fit une embardée. Le planeur se retrouva dans une rafale de vent et se mit à monter sèchement. Le couloir d’air invisible, tiédi par l’influence du Pacifique ; l’emporta plus haut dans sa spirale paresseuse. Ici, à la hauteur de la côte, le vent s’élevait comme une fontaine transparente quand il se heurtait aux pentes raides des collines et au mur est-ouest d’Arcosoleri, la ville de cubes et d’absides haute d’un kilomètre. Nigel jeta un coup d’œil aux fenêtres étincelantes de l’Arc, tout en s’en approchant, afin d’estimer la distance. Il se trouvait encore suffisamment loin de la façade rosâtre de béton. Le tourbillon du courant ascendant le maintenait à l’écart.

En dessous, tournait le monde.

Des nuages pourpres comme des fruits trop mûrs se massaient sur la courbe de l’horizon occidental, au-dessus de jupes qui étaient autant d’averses de pluie. Et là, montant et tournant, Nigel éprouva une sensation semblable à un profond soupir s’échappant de sa poitrine tandis que son esprit se libérait de son corps en train de tournoyer pour s’élancer dans l’air. Il se secoua. C’était comme s’il venait de cesser de se battre, d’essayer de nager dans de la boue. Le vent gémissait aux ouvertures de son masque et il cambra les ailes pour monter encore plus haut, Icare réincarné laissant toutes choses en dessous de lui. Tout était maintenant du passé, espérait-il : Alexandra était guérie, le Dahu sur sa trajectoire. Il se sentait possédé par une joie totale et aveugle. La peur qui s’était emparée de lui au début du vol sans qu’il l’admît venait de le libérer de son poids et il avait l’impression d’être aussi lisse et svelte qu’un oiseau lancé dans les vents d’altitude. Spirale ascendante, se dégageant de la Terre. Bonheur silencieux. Ce qui était mortel en lui se détacha de son être, gela dans l’air glacé et alla s’écraser sur la Californie dans un tintement de cristal. Il décrivit un cercle lent, sculptant l’enveloppe aérienne de la Terre, tandis que le scintillement des vagues en dessous lui adressait des signaux désordonnés. Un élément de la voiture faséya, puis se tendit de nouveau. Icare. Les ailes de cire. Pas de mollesse dans ce ciel bénin. Monter. La Terre en dessous comme un simple panier. Les points jumeaux de Shirley et d’Alexandra comme deux têtes d’épingles piquées sur une carte

comme deux piécettes entre ses jambes

Oui.

Il s’élevait, libre.

 

Ils passèrent la nuit dans une suite de luxe de l’Arc, plutôt que de prendre l’autobus de Los Angeles. Shirley programma un holo, tandis que Nigel s’allongeait au centre de la pièce, sur le lit, se laissant envahir par les agréables courbatures de l’exercice.

« Crois-tu vraiment que la NASA approuvera que tu prennes ce genre de risque ? demanda Shirley.

— Hein ? Tu veux parler de ce vol en aile-delta ? » Nigel haussa les épaules. « C’est fou ce qu’ils vont pouvoir faire, maintenant.

— Je croyais que tu avais besoin de leur autorisation pour faire quelque chose de dangereux.

— Je leur pisse au cul. » Il soupira bruyamment et observa les phosphènes brillants qui éclataient sous ses paupières closes, comme des diamants de toutes les couleurs.

« Tu ne te sens pas coincé par ce qu’ils vont penser ?

— C’est rien de le dire.

— Alors dans ce cas, ça ne t’embêtera pas de signer une pétition pour un référendum populaire ? »

Nigel ouvrit paresseusement les yeux. Le holo abstrait se présentait comme une vision chatoyante à deux mètres au dessus du lit, un rubis émergeant d’un bain d’huile. « Et pour quoi ?

— Pour interdire la vente d’aliments S.M.T.G.

— S.M.T.G. ? » Nigel fronça les sourcils. Le signataire d’une pétition appelant à un référendum populaire s’engageait à participer au défraiement du coût du vote national, au cas où elle serait rejetée par les électeurs.

« Oui, les sucres à structures moléculaires tournées à gauche. Tu sais bien ; nous ne digérons que les sucres dont la structure moléculaire fait une spirale vers la droite.

— Comme les sucres naturels.

— Oui. Sauf qu’ils en produisent maintenant avec la structure inverse, afin que l’organisme ne les transforme pas en graisse. Une sorte d’aliment diététique.

— Et alors ?

— Alors c’est une insulte pour les autres pays. Tandis qu’il y a des êtres humains en train de crever de faim, un peu partout, nous nous gavons de trucs comme ça. Signeras-tu ? »

Il renversa la tête en arrière et se mit à étudier la voûte de ciment au-dessus d’eux. Quelqu’un lui avait une fois demandé de signer une pétition de ce genre contre Arcosoleri, alors même que de toute évidence le premier édifice de ce genre, Arcosanti, constituait un succès total. Il se développait six fois plus vite que Phœnix, situé à soixante kilomètres au sud, sans pour autant gaspiller l’espace et l’énergie ni avoir un système de transport ruineux. Tous ses habitants se trouvaient à moins d’un quart d’heure à pied de leur travail, d’une aire de jeux, des théâtres et des cinémas, des magasins. La ville avait la complexité du tissu urbain, sans être pour autant « losangélisée » et séparée de la nature. Mais quelqu’un s’y était opposé, pour des raisons maintenant oubliées.

Il soupira : « Je ne crois pas. »

Elle poussa un « oh ? » parfaitement ajusté.

Il ouvrit de nouveau les yeux et l’étudia. Elle portait une robe noire de la plus grande simplicité. De grands pans de tissu arachnéen tombaient de ses épaules, artistement disposés pour mettre en valeur sa peau délicatement bronzée. Sur le bout de son nez, le coup de soleil avait été soigneusement maquillé, mais son visage dégageait une impression de tension étrange et inhabituelle.

« Shirley, ma grande, tu sais bien que je n’ai rien d’un révolutionnaire.

— Auras-tu la même réaction si je te dis ce que les Brésiliens envisagent de faire ? dit-elle d’un ton monté d’un cran. Ils ont eu une excellente petite idée sur la manière de rendre de nouveau rentable la compagnie aérienne.

— Et laquelle ?

— Pendant les périodes de pointe, lorsque les ordinateurs n’auront plus suffisamment de mémoires pour faire le travail, ils ont imaginé de les compléter à l’aide de systèmes neuroniques humains. »

Surpris, Nigel cilla. « Alexandra ne m’en a pas parlé.

— Elle ne voulait probablement pas t’ennuyer avec ça pendant la préparation de votre voyage.

— Probablement… Mais dis donc, pourquoi ne pas se servir d’animaux, tant qu’à faire ?

— Il leur manque – comment appelle-t-on ça ? – peu importe, ils perdent trop facilement les détails.

— L’aptitude à emmagasiner les données holographiques sans doute. » Il se tut un instant. « J’avais entendu parler de ces expériences, mais…, avec le prix de revient des ordinateurs, de nos jours, sans parler des restrictions énergétiques, je suppose que ce ne sont pas des économies négligeables…

— C’est tout ce que ça te fait ? Brancher des gens sur des machines, des gens qui louent leurs lobes frontaux, c’est une question d’économies ?

— Je l’avoue, ce n’est pas très excitant. Une vie de zombi, j’imagine.

— C’est un affront à la dignité humaine.

— Quelle dignité humaine y a-t-il à mourir de faim ? »

Shirley se pencha en avant et lança brutalement : « Cautionnerais-tu un raisonnement aussi simpliste ? Mais oui, il en est capable ? Nigel, tu es vorace. Tu es d’une ignorance crasse en matière de problèmes sociaux, et tu ne veux surtout pas être dérangé dans ton petit confort.

— Vorace ?

— Évidemment ! Regarde donc cette pièce. Elle déborde de tout ce qu’un homme riche peut souhaiter en matière de distractions…

— Je n’ai pas remarqué que tu couchais sur le paillasson.

— D’accord, moi aussi j’aime prendre des vacances. Mais…

— Pourquoi ne vas-tu pas au Brésil ? C’est pourtant de là que viennent les types qui ont eu cette idée, non ? Se servir de la main-d’œuvre brésilienne pour engraisser – pardonne-moi l’expression – les ordinateurs américains ? Pourquoi ne pas aller là-bas vivre au milieu des pauvres et des malheureux, dans un coin de cambrousse pourri ?

— Ceci est mon pays, répondit-elle avec raideur. Les personnes que j’aime habitent ici.

— Oui, ici. Et tu possèdes des cuisses merveilleuses, Shirley, mais elles ne te permettront pas de parcourir le monde entier pour régler tous les problèmes en train de couver.

— Ce ne sont pas tes sarcasmes…

— Écoute. » Nigel redressa la tête. « Alexandra revient de sa promenade. Évitons une prise de bec là-dessus devant elle, Shirley. Rien de désagréable tant que nous serons ici, d’accord ? »

Elle acquiesça, les lèvres pincées.

Nigel comprit que la tension qui régnait dans la chambre serait palpable quand Alexandra pousserait la porte. Il s’allongea de nouveau, poussa un bâillement élaboré et se mit à entonner une chanson folklorique incompréhensible, avec un accent gallois à couper au couteau.

Onze

Nigel et Alexandra partirent trois jours plus tard. Ils avaient réservé depuis longtemps, afin d’obtenir un vol passant au-dessus du pôle ; quand l’appareil entra à nouveau dans l’atmosphère, on aurait dit un trait de lumière rose rayant le ciel de l’Atlantique nord.

Les choses allaient un peu moins mal en Angleterre que lors de leur précédente visite, plusieurs années auparavant. Il n’y avait qu’une petite poignée de mendiants en train de traîner à la sortie de la douane, et tous semblaient être en possession d’une licence valide. L’aéroport était éclairé presque partout, sans toutefois être chauffé. Leur hélicoptère les enleva bientôt dans le vent glacial pour prendre la direction du sud. Londres se perdait à l’horizon dans la fumée de charbon.

Ils atteignirent sans encombre leur destination, une vieille auberge anglaise bien conservée, ayant près de trois cent cinquante ans, parfaitement tenue et disposant d’un excellent système de sécurité. Ils y passèrent le réveillon de Noël, bien au chaud alors que se déchaînait un vent de tempête. Le jour suivant, ils louèrent une limousine avec garde du corps et allèrent visiter Stonehenge.

Nigel y ressentit une profonde émotion. D’esprit, il n’était plus guère britannique, depuis que l’État providence était devenu l’État-débrouille-toi. Ces masses de pierre dressées lui parlaient néanmoins d’une autre Angleterre. Il se sentit le frère des hommes qui avaient construit ces alignements de rochers parfaitement rectilignes et cet appareil astronomique si précis ; et les menhirs étaient autant d’aiguilles d’une horloge cosmique destinée à comprendre le ciel. Cela faisait longtemps que les Nouveaux Enfants avaient récupéré le panthéisme de la religion des druides, auxquels la tradition attribuait la construction de cet ensemble, mais sans mentionner le reste : à savoir que ces hommes n’étaient pas du genre à adopter aveuglément les idées des autres.

Sur la route, une équipe de chimpanzés génétiquement modifiés réparait la chaussée dégradée ; avec leurs outils spéciaux, ils envoyaient une pelletée de boue à trente mètres de là. Alexandra vint rejoindre Nigel qui s’était mis à les observer ; inconsciemment, elle se mordillait les ongles – formes vestigielles des griffes animales laissées par l’évolution. Nigel frissonna et ils retournèrent à l’auberge.

 

L’atmosphère de Paris était déprimante. Au deuxième jour passé à se geler dans une chambre d’hôtel mal éclairée, se produisit une baisse générale de la pression de l’eau qui affecta toute la ville pendant tout le reste de la semaine.

 

Les dômes de plaisirs d’Arabie étaient pleins de monde. Les sculpteurs de nuages parcouraient le désert et découpaient de gigantesques personnages tout blancs, s’emmêlant en d’immenses orgasmes.

 

Ce qu’offrait l’Afrique du Sud était moins spectaculaire. Au cours d’une soirée où se pressaient surtout gens âgés bouffis et princes de la finance tout en rides, ils assistèrent à un climatorama pendant le dîner. Ils purent admirer un arc-en-ciel vibratoire encadré de cumulus pourpres, les nuages se déplaçant avec l’altière majesté de la reine Victoria.

 

Au Brésil, dans un restaurant, Alexandra lui montra quelqu’un dans la salle. « Regarde ; c’est l’un des hommes avec lesquels nous sommes en négociation pour la compagnie aérienne.

— Lequel ?

— Celui qui est trapu et qui porte des lunettes teintées. Mais si, avec ce veston à la coupe bizarre de couleur kaki…

— Ah ! oui, je vois.

— Qu’est-ce qui te fait sourire ?

— J’avais oublié avec quel coup d’œil tu observais les gens et leurs vêtements. Ce sont des choses que je ne vois jamais. » Il lui tendit la main par-dessus la table. « Je t’ai retrouvée. »

 

Nombreux étaient les endroits de la planète où il leur fut impossible de se rendre. Dans les vastes zones sans ressources naturelles ou sans industries, l’homme blanc était considéré comme l’ennemi naturel ; c’était un affameur d’enfants, un voleur, c’est ce qu’avait montré la politique poursuivie au cours des trente dernières années. Au Sri Lankha, ils se rendirent dans un restaurant à un coin de rue de leur hôtel. Ils venaient à peine d’attaquer leur curry qu’un murmure s’éleva dans l’établissement, s’accompagnant d’une tension grandissante. Ils durent sortir dans la rue puante. Un taxi en maraude les ramassa et les amena directement à l’aéroport après être passés par l’hôtel. Ils gagnèrent l’Australie.

 

Ils étaient en train de lézarder sur une plage polynésienne lorsque le mondo-signal de Nigel se mit à grésiller. C’était Lubkin. Ichino lui avait fait part de l’idée d’utiliser les radars géants. Ils avaient un écho. Long de plus de deux kilomètres et tournant sur lui-même. S’il n’accélérait pas, il serait dans onze jours dans les parages de Vénus. Nigel accepterait-il d’écourter son voyage pour venir prendre en main l’équipe de la salle de contrôle principale ? Il répondit qu’il allait y réfléchir.

 

Dans les environs de Kyoto, alors qu’ils marchaient sur un chemin de campagne, Alexandra se mit à vomir dans un fossé. Deux jours d’analyses ne montrèrent aucun changement dans son état, par rapport à ce qu’il était trois mois auparavant. Le fonctionnement de son organisme était stable.

Son espion de poche ne s’était pas manifesté, pas plus que l’appareil placé dans l’oreille de Nigel, pourtant en ordre de marche. Simplement, Alexandra n’avait pas été suffisamment mal pour les déclencher.

Le jour suivant, elle allait déjà mieux ; encore un jour, et elle retrouvait son appétit. Ils allèrent faire une promenade. Au retour, alors qu’elle dormait déjà, Nigel appela son agence de voyages et annula toutes les réservations suivantes. Il visiophona également à Hufman ; sur l’écran, son visage apparut comme un masque ondulant. Hufman estima que du repos près de leur domicile conviendrait mieux à Alexandra.

Ils prirent le premier supersonique pour la Californie ; très loin en dessous, le Pacifique était d’un bleu très clair.

Douze

La salle de contrôle principale : des consoles disposées en croissant, et comportant chacune une multitude de touches, de voyants et de fiches. Devant chaque console, un homme est installé sur un siège à roulettes, surveillant les écrans jaune/vert clignotant en permanence sous l’avalanche d’informations. L’accès à la S.C.P. était strictement réservé aux seuls membres de l’équipe constituée pour suivre l’affaire J-27.

« Arecibo a un contact », dit Nigel.

Des murmures d’excitation montèrent de l’attroupement de techniciens qui s’était fait autour de sa chaise. Nigel mit les mains sur ses écouteurs. « Ils disent que l’analyse de l’effet Doppler confirme l’hypothèse du survol.

— Vous avez vérifié l’information d’Arecibo ? » demanda Evers, qui se tenait tout à côté de lui.

Nigel secoua négativement la tête. « Notre satellite, la sonde vénusienne, ne peut produire d’échos radar. Il faut nous contenter de ça. » Il tapa un certain nombre d’instructions sur son clavier.

« Analyse spectrographique », expliqua Lubkin à l’intention d’Evers. Ligne à Ligne, un cliché télémétrique fit son apparition sur l’écran. Tout en haut, on pouvait voir un minuscule rond de lumière, constitué de quelques points brillants, tout au plus.

« Le décalage du spectre montre qu’on a affaire à un objet chaud. Il doit s’agir d’un sacré engin atomique. » Nigel leva les yeux vers les hommes de la NASA, de la Défense et de l’ONU. Il était évident que la plupart d’entre eux ne comprenaient rien aux indications qui s’affichaient sur l’écran. Ils prenaient un air renfrogné dans la lumière fluorescente ambiante et, dans leur costume vert, paraissaient complètement déplacés.

« S’il est sur une orbite de survol, expliqua Evers à l’intention des autres, il est à peu près certain que sa route l’emmènera ensuite chez nous.

— C’est possible, dit Nigel.

— Peut-être voudra-t-il atterrir, au risque de propager des maladies infectieuses inconnues, reprit calmement Evers. Il est indispensable que les militaires soient en mesure d’empêcher qu’une telle éventualité se produise.

— Comment ? » demanda Nigel en ignorant le doigt que Lubkin levait pour lui indiquer sans erreur possible de ne pas insister.

« Eh bien, euh, un coup de semonce, peut-être. » Evers prit une expression légèrement pincée. « Oui, ajouta-t-il en regardant Nigel, je crains qu’il ne nous revienne de déterminer nous-mêmes ce risque. »

La conversation devint générale au milieu du groupe.

Lubkin toucha Evers au bras. « Je crois que nous devrions faire une autre tentative de contact. »

Evers acquiesça. « Oui, en effet. Le Commex se chargera de mettre le message au point. Il nous reste quelques heures pour en parler, n’est-ce pas ? dit-il en se tournant vers Nigel.

— Au moins trois ou quatre. Mais les hommes ont besoin de souffler. Cela fait plus de dix heures que nous travaillons.

— Bon. Messieurs, dit Evers en élevant la voix, cet endroit ne convient pas pour discuter, pour des raisons de sécurité. Je propose que nous nous rendions au premier étage. »

Avec Evers à sa tête, le groupe commença à se diriger vers la sortie. Lubkin fit signe à Nigel de suivre.

« Il faut que je reste encore un peu ici, pour mettre au point les tours de garde. On ne devrait pas avoir besoin de moi pour ces délibérations.

— C’est-à-dire, Nigel, que nous pourrions avoir besoin de vos connaissances de… » Lubkin hésitait. « Vous avez peut-être raison, après tout. À bientôt. »

Nigel eut un sourire. Lubkin était visiblement soulagé à l’idée que son indocile subordonné n’assisterait pas à la réunion. Il n’aurait pas fait trop bon effet sur la hiérarchie.

 

Nigel retourna chez lui sur un scooter du J.P.L. Les pneus criaient dans les virages alors qu’il fonçait le long des collines dans l’air sec du soir. Au-delà du léger nuage de pollution industrielle, les étoiles luisaient faiblement. Il pilotait son engin sans lunettes ni casque, pour mieux éprouver la violence du vent. Garder le contrôle de la rencontre Dahu-Vénus allait se révéler délicat, se disait-il, en particulier si Evers, Lubkin et leurs sbires anonymes mettaient au point leur propre message. Il devrait alors glisser le sien avant que le Comité agisse. Cela faisait des mois qu’il travaillait sur le code ; il avait lu toute la littérature imaginable sur l’éventualité d’un contact radio avec des extraterrestres et adapté certaines des idées proposées. Le message devait être simple tout en se présentant comme délibérément destiné au Dahu. Sans quoi celui-ci pouvait penser qu’il n’avait fait que capter une station terrestre comme les autres et l’ignorer.

Mais que ferait-il ? Pourquoi restait-il muet ? Avait-il des difficultés à capter les stations terrestres ?

Nigel lança le scooter à fond, et fonça vers le bas d’une colline, éprouvant un regain d’énergie. Alexandra n’allait pas tarder à revenir elle-même de son travail, et il attendrait l’arrivée de Shirley pour ne pas la laisser seule avant de repartir – de repartir pour le J.P.L., Vénus et la chasse au Dahu.

Il vint piler dans l’allée du garage, mit le scooter sur sa béquille et bondit vers l’entrée. Faisant claquer la porte, il fonça dans l’escalier en colimaçon, quatre à quatre. Il ne s’arrêta qu’une fois sur le palier, pour introduire sa clef dans la serrure de l’appartement ; à ce moment-là les oreilles se mirent à lui tinter. Il était trop surexcité. Lui aussi devait avoir vraiment besoin de repos ; le rendez-vous avec Vénus durerait au moins jusqu’au matin.

Il entra. Les lumières de la salle de séjour donnaient un éclairage blanc et tamisé.

En fait, une seule de ses oreilles continuait à tinter. Il devait être plus fatigué qu’il ne l’avait cru.

Il traversa la salle de séjour puis passa sous l’arche qui formait l’intersection entre la cuisine et le coin-repas. Ses pas résonnaient sur les carreaux bruns du Mexique, renvoyés en écho par la voûte. Le tintement se fit plus aigu dans sa tête, et il porta la main à l’oreille.

Une chaussure de femme traînait sur les carreaux.

Une seulement, juste en dessous de la deuxième arche donnant sur la chambre.

Nigel s’avança. La sonnerie lui déchirait le tympan.

Il entra d’un pas incertain dans la chambre, et regarda sur la gauche.

Alexandra était étendue, immobile. Le visage tourné vers le bas. Les bras tendus, les poings serrés, les poignets rouges et gonflés.

 

L’ambulance fonçait dans le dédale des rues sombres, sirènes hurlant dans la brume. Assommé, Nigel était assis près d’Alexandra, regardant l’homme en train de vérifier ses fonctions vitales, de donner des piqûres, et de parler par courtes phrases hachées dans le micro de son casque radio-transmetteur. À l’extérieur les lumières se succédaient comme des vagues. Au bout de quelques minutes, Nigel se souvint de son implant espion ; il se lamentait toujours dans son oreille. L’appareil d’Alexandra arrivait à épuisement, lui expliqua l’infirmier, utilisant l’essentiel de son énergie restante à transmettre des éléments de diagnostic à la cassette de l’ambulance. Il montra à Nigel le point derrière son oreille où il suffirait d’appliquer une pression rythmique pour faire cesser le sifflement. Nigel appuya aussitôt, et le gémissement s’arrêta. Seul un bip-bip très faible persista, son implant continuant de surveiller le diagnostic télémétrique d’Alexandra. Il écouta, l’esprit engourdi, ces menus piaulements qui venaient de la tête de la jeune femme. Les muscles de son visage s’étaient relâchés, et sa peau avait pris une teinte grisâtre. Ici, en ce moment, reliés par des bip-bip électroniques, ils se parlaient. L’indéchiffrable bavardage n’était qu’un lien bien ténu, mais il s’y raccrochait. Il ne s’arrêterait pas si elle mourait ; c’était néanmoins sa seule voix, maintenant.

Le véhicule oscilla, s’engagea sur une rampe descendante et s’arrêta sèchement sous des néons rouges. La bulle dans laquelle il était enfermé avec Alexandra explosa – le hayon arrière de l’ambulance s’ouvrit en grand, et elle fut entraînée sur sa civière, roulée dans une couverture blanche, tandis que des gens parlaient. Nigel descendit à son tour maladroitement, ignoré par les infirmiers, et suivit les internes qui s’engageaient en trottinant dans un passage.

Une infirmière l’arrêta. Questions. Formulaires. Il donna le nom de Hufman, mais ils étaient déjà au courant. Elle lui disait des choses réconfortantes qui ne coûtaient rien. Puis elle le conduisit dans une salle d’attente avec moquette au sol, où elle lui montra les magazines et l’écran tri-D, sourit et partit.

Il resta longtemps assis.

On lui apporta du café. Il tendait l’oreille au bruit atténué de la circulation.

Il mit le plus grand soin à ne penser à rien.

Lorsqu’il releva les yeux, Hufman était là, debout, en train d’enlever des gants transparents comme on épluche une peau morte.

« Je suis navré d’avoir à vous le dire, monsieur Walmsley. Il s’est passé ce que je redoutais. »

Nigel resta silencieux. Il avait l’impression d’avoir le visage plâtré d’une cire dense et raide, une carapace que rien ne pouvait faire craquer.

« Hémorragie cérébrale. Le lupus s’est bien stabilisé dans les organes, comme je l’avais pensé. Elle aurait pu aller très bien. Mais il s’est alors étendu au système nerveux central : C’est le bulbe rachidien qui a lâché.

— Et puis ? demanda Nigel, le visage de bois.

— Nous la traitons actuellement aux coagulants ; il est possible qu’ils interrompent l’hémorragie.

— Et ensuite ? » dit une voix féminine.

Hufman se retourna. Shirley se tenait dans l’entrée. « Et ensuite ? insista-t-elle.

Si ça se stabilise…, elle peut survivre. Le cerveau n’est probablement pas encore endommagé de façon significative, pour le moment. Néanmoins, s’il se produisait un spasme provoqué soit par le lupus lui-même, soit par notre traitement…

— Elle mourrait, compléta agressivement Shirley.

— Oui », admit Hufman inclinant la tête pour la regarder. Il se demandait manifestement qui était cette femme.

Nigel fit des présentations bredouillées. Shirley adressa un signe de tête à Hufman, bras croisés sur la poitrine, vibrante de tension dans sa position déhanchée.

« N’aurait-on pu voir que son état empirait ? lança-t-elle.

— Cette forme de lupus est particulièrement insaisissable. Le système nerveux…

— Autrement dit, il fallait attendre qu’elle s’effondre ?

— Sa prochaine biopsie…

— Il n’y aura peut-être pas de prochaine biopsie.

— Shirley ! aboya Nigel.

— Je dois partir », dit Hufman d’un ton raide. Il sortit aussitôt de la salle, la démarche saccadée.

« Tu as parfaitement réussi à l’embrouiller, reprit Nigel. Lui, l’homme dont le jugement déterminera si Alexandra vivra ou non.

— Et merde ! Je voulais savoir…

— Eh bien il fallait demander !

— J’ai débarqué ici sans avoir parlé à quiconque, et…

— Comment as-tu su qu’Alexandra s’était trouvée mal ? »

Nigel espérait pouvoir faire dévier le cours de la conversation et la calmer par ce moyen. Il fut surpris de voir Shirley lui lancer un regard furieux et rester silencieuse, puis étirer nerveusement les bras. Son visage était d’une pâleur de cendres. Son menton se mit à trembler, mais elle s’en aperçut et serra les dents. Au loin, on entendait le staccato laborieux d’une machine.

« Shirley… », commença-t-il pour briser le silence qui s’éternisait entre eux.

« J’ai vu partir l’ambulance quand je suis revenue de ma promenade.

— Promenade ?

— Je suis arrivée de bonne heure à l’appartement. J’ai eu une discussion avec Alexandra. Une dispute en réalité. À propos de toi. Du fait que tu travailles tard. Je… je me suis mise en rage, et Alexandra à commencé à crier. On s’est engueulées comme on ne s’était jamais engueulées auparavant. Alors j’ai préféré partir avant que ça tourne mal.

— Et tu l’as laissée seule. Bouleversée. Alors que Hufman nous avait prévenu qu’elle ne pourrait supporter trop de tension, dans son état.

— Tu n’as pas besoin de…

— Remuer le couteau dans la plaie ? Soit. Mais j’aimerais bien savoir pourquoi tu n’arrêtes pas de nous seriner sur le fait que je passe trop de temps au J.P.L. Toi aussi, tu travailles.

— Mais elle et toi, eh bien ce n’est pas pareil ; elle se repose davantage sur toi que sur moi ; et quand je suis arrivée à l’appartement, je l’ai trouvée tellement faible et pâle, elle qui t’attendait, et tu étais en retard, alors je…

— Elle pouvait aussi se reposer sur toi. C’est bien pour cela que nous sommes tous les trois ensemble, non ? Communion élargie – c’est bien le terme technique, je crois ?

— Nigel !

— Sais-tu ce que je pense ? Tu ne veux pas regarder les choses en face, et voir que tu vas perdre Alexandra ; c’est pourquoi tu rejettes le blâme sur moi de cette façon détournée.

— Mais tu es tellement indépendant ! Tu ne communies pas, Nigel. Tu…

— Ne me bourre pas le mou. » Il bondit soudain vers elle, en enjambées convulsives et mécaniques, puis il se ressaisit. « Ce ne sont que des illusions dont tu te nourris.

— Pas mal convaincantes, non ?

— J’ai essayé…

— Quand tu te laisses aller, c’est encore pis. Comme lorsque tu t’es soûlé chez les Lubkin. »

Pendant quelques instants, Nigel retint sa respiration, puis la laissa s’exhaler en un soupir sifflant. « Peut-être. Tout est de ma faute dans cette affaire. Alexandra, je veux dire. Et ces Nouveaux Enfants, je ne pouvais pas… » Il plongea son regard dans les yeux de Shirley. Sa peau, sous la lumière blafarde, paraissait devenue translucide, fine pellicule tendue sur l’ossature de son visage. « Nous n’avons jamais pu nous supporter l’un l’autre, n’est-ce pas ? Jamais. »

Elle lui rendit son regard. « Non ; mais je ne suis pas sûre d’en avoir envie, maintenant. »

Silence. Puis un tintement d’objets en verre en provenance du couloir.

« C’est pareil pour moi », dit-il dans l’espace opaque qui venait de se créer entre eux.

« Ça ne devrait pas être ainsi.

— Non, en effet.

— Nous n’avons jamais évolué ensemble.

— Non.

— Alors… quoi qu’il arrive à Alexandra, je pense que…

— C’est fini. Toi et moi.

— Oui. »

On aurait dit qu’à chaque réplique, un panneau vitré venait se mettre en place entre eux, dans un ajustement parfait. Il n’était plus possible de faire marche arrière.

« Il y a quelque chose comme… comme un nœud en toi, Nigel. Un noyau dur que je n’ai jamais pu atteindre. Alexandra le pouvait. »

Elle ferma ses paupières qui s’étaient mises à trembler, gonflées par les larmes. Elle se mit à pleurer sans bruit.

Nigel tendit une main vers elle, et un bruit de pas discret attira son attention à ce moment-là. Plusieurs personnes marchaient dans le couloir.

« Oh ! » fit Shirley, l’exclamation sortant de sa bouche comme éclate une bulle ; « oh ! » Elle se tourna, les bras raidis le long du corps et se dirigea vers la porte.

Deux hommes, habillés d’une robe, entrèrent alors dans la salle d’attente. Chacun d’eux tenait un bras de son Immanence. Entre eux, le petit homme brun avançait avec une lenteur de rhumatisant, mais ses yeux jaunis allèrent rapidement de Nigel à Shirley, jaugeant la situation.

« Alexandra souhaite peut-être revoir le maître, expliqua Shirley à Nigel. J’ai téléphoné depuis l’appartement avant de partir et je lui ai demandé de venir.

— Tu peux lui dire de dégager, répondit Nigel d’un ton sec.

— Non. Elle a besoin de lui, plus qu’elle n’a besoin de toi.

— Pas de baratin. Le… » À cet instant-là, quelque chose l’empoigna à la gorge, étouffant ses paroles. La tête se mit à lui tourner. Il eut vaguement conscience d’Alexandra, allongée à proximité, presque morte, ainsi que de la présence de Shirley et de ces hommes, des chairs pendantes du plus vieux d’entre eux. Quelque chose le comprimait, l’étouffait ; il se retourna, un bras tendu pour garder son équilibre. S’asseoir. Se reposer.

Mais il savait qu’il se ferait avoir s’il s’asseyait timidement ici et commençait à écouter leurs discours soporifiques. La pièce était soudain devenue un lieu sans air, figé, épaissi des émanations douceâtres d’encens que les Nouveaux Enfants transportaient partout avec eux. Il vacilla et prit une grande bouffée d’air. Un souvenir surgit dans sa mémoire. Le Dahu. Vénus. La trajectoire aplatie qu’il avait prévue arrivant à son sommet. Le tic-tac de l’écoulement du Temps. Le Dahu…

« Non. » Il leva les mains, paumes en avant, repoussa le manteau d’air qui pesait sur lui. Repoussa Shirley et les trois hommes, qui se mirent à reculer dans la lumière d’aquarium. Avança en zigzaguant, franchit la porte. Sa destination lui apparut clairement. Les murs plastifiés brillants des couloirs se mirent à défiler. L’air épais et chargé d’antiseptiques de l’hôpital s’ouvrait devant lui et se refermait derrière ; il avançait comme une vague.

Treize

Il se rencogna à l’arrière du taxi et essaya de mettre de l’ordre dans ses idées. Il se frottait et s’étreignait les mains ; l’air était frisquet. Ses dents claquaient légèrement, et il dut serrer les mâchoires pour les arrêter. Le passé se détachait de lui et ne laissait qu’un problème clair, à la précision géométrique. Il n’était pas question qu’il laisse Evers et les gens du Commex faire la moindre gaffe au moment où ils essayaient d’entrer en communication avec le Dahu. Même en admettant qu’ils aient le bon sens d’adopter la procédure de Nigel, à savoir un ensemble de nombres premiers traduits en code binaire. Disposée dans un rectangle la longue liste de chiffres formait des tableaux : un schéma de la trajectoire du Dahu dans le système solaire, avec des cercles pour indiquer les orbites planétaires ; une analyse des fondements de la chimie terrestre ; un code de reconnaissance pour transmission rapide devant servir une fois que le Dahu aurait compris que l’on cherchait à entrer en contact avec lui.

Mais quelle serait la réaction du Commex à une éventuelle réponse du Dahu ? Elle échapperait alors à Nigel. Il avait cependant une parade partielle à cela. Il avait préparé un autre cube à message, identique à celui qu’avait approuvé le Commex, à cette différence près qu’il permettrait au signal de retour du Dahu d’être dirigé, au travers du réseau de communication du J.P.L., jusqu’au récepteur sélectionné par l’opérateur. Et ce récepteur serait Nigel, grâce au seul canal privé dont il disposait – son mouchard implanté. Le message serait simultanément mis en mémoire, puis retransmis à l’équipe du J.P.L. dans la salle de contrôle principale, une fois terminé.

Nigel eut une grimace. D’accord, Evers avait bien accepté le message de Nigel ; et il s’agissait de faire quelque chose qui ressemblait plus ou moins à une trahison, en recevant le message de réponse en primeur. Il bénéficierait cependant ainsi de quelques précieux instants pour comprendre, avant toute réaction du Commex : la petite marge de minutes pendant laquelle il entendrait le message du Dahu par l’intermédiaire de son mouchard, en essayant de deviner ce que devrait être la bonne réponse. Ensuite, s’il pouvait suivre l’intervention du Dahu, il lui faudrait retransmettre la réponse du Commex ; ces hommes allaient à coup sûr vouloir brûler les étapes. La moindre erreur pouvait être désastreuse. Le Dahu avait probablement gardé le silence jusqu’ici par prudence. Si la réponse du Commex n’était pas claire ou paraissait inamicale, le Dahu pouvait tout aussi bien traverser le système solaire et disparaître. Disparaître pour toujours.

Les points jaunes des fenêtres éclairées du J.P.L. faisaient comme un phare au milieu des collines obscures. Nigel paya le taxi, se soumit au contrôle de l’entrée, puis, au lieu de se rendre directement vers la salle de contrôle principale, se dirigea tout d’abord vers son bureau. Ouvrant un tiroir fermé à clef de son secrétaire, il plongea la main vers le fond et en retira le second cube à message en ferrite, identique, en apparence, à celui que possédait maintenant le Commex. Il le glissa dans sa poche et fit ensuite un arrêt dans les toilettes des hommes pour vérifier sa tenue dans la glace. Il avait les yeux rouges et son visage était tout en angles, rigide et aigu. Il se recoiffa avec des gestes brusques et s’efforça de prendre un air détendu. Le geste souple ; l’allure calme, oui.

Il eut l’impression de se pétrifier tandis qu’il s’observait tout en respirant à petites bouffées. Là-bas gisait Alexandra qu’il était impuissant à aider, mais dont il pouvait s’occuper. Et voici que lui-même, une fine transpiration froide humectant la peau en dessous de ses yeux, s’apprêtait à jouer un as sorti de sa manche contre les hommes avec lesquels il travaillait et en lesquels il n’avait pas confiance. S’il avait pu prendre du recul, il avait la conviction que tout cela lui aurait paru stupide et fou. Qu’était donc le Dahu pour lui, en fin de compte ? Il était en train de perdre la boule, oui. Il serra le poing et l’appuya contre sa cuisse. Alexandra était maintenant dans leur domaine, et le monde la grignotait peu à peu. Détends-toi, Nigel, sois raisonnable, se dit-il. Ping. Ce n’est plus le moment de tergiverser, maintenant. Les choses ne relèvent plus du royaume de la foutue douce raison. Oh non…

 

Une fois à la porte de la salle de contrôle, il appuya sur le point, derrière son oreille. Le mouchard se mit à émettre son bip-bip. Il ouvrit la porte.

Le comité était présent au grand complet, avec Evers et Lubkin. Nigel alla de l’un à l’autre, posa des questions, donna des conseils. Il étudia les dernières informations avec les techniciens. Lubkin lui montra un deuxième message pour le Dahu concocté par le Commex – maladroit, ambigu et trop compliqué. Nigel acquiesça de la tête et murmura quelque chose. Lubkin lui donna le cube de ferrite avec leur message, et Nigel le plaça avec ostentation dans le système de communication.

L’atmosphère bon enfant qui régnait auparavant dans la salle avait disparu. Le Dahu restait toujours sur la même trajectoire. Les minutes s’écoulaient : Une demi-heure passa. Les spéculations inquiètes allaient bon train parmi les membres du comité. Tout en répondant à leurs questions, Nigel surveillait l’approche du Dahu. La sonde de Vénus ne montrait toujours qu’un vague point lumineux.

Nigel parla dans son microphone de tête, et ordonna à la sonde de Vénus de se désaccoupler du circuit double de contrôle normal du J.P.L. ; à partir de cet instant, le satellite n’obéirait plus qu’aux ordres émanant de la console de Nigel. Il fit aussitôt pivoter le principal récepteur radio, et transmit les coordonnées de poursuite.

D’un geste naturel, il sortit son propre cube de ferrite de sa poche et l’introduisit dans la console. Puis il tapa des ordres, et le cube du Commex fut mis de côté, tandis que le sien devenait prêt à transmettre.

« Qu’est-ce que vous faites ? » demanda Lubkin. Autour de la chaise de Nigel les hommes se turent.

« Je transmets. »

Il introduisit l’élément essentiel : le code de reconnaissance. Il avait appris par cœur le code de son mouchard, des mois auparavant, dans le bureau de Hufman ; il donnait maintenant pour instruction à la console de lui relayer la réponse du Dahu. L’ordinateur la transmettrait directement au mouchard, et il l’entendrait donc avant qu’elle passe à la console centrale pour le comité.

« C’est parti », dit Nigel. Il appuya sur un bouton, et la machine envoya le signal de reconnaissance ; son mouchard réagit en sympathie dans son oreille.

Il ordonna alors à la sonde de Vénus de commencer à émettre vers le Dahu.

 

Le vaisseau glissait paisiblement sur sa trajectoire lorsque le puissant signal l’atteignit.

Le code était d’une grande habileté, commençant par reproduire la propre trajectoire du vaisseau à travers le système planétaire. Les êtres intelligents de la troisième planète les avaient donc repérés depuis le début et avaient attendu. En le révélant, ils montraient clairement qu’ils n’étaient pas hostiles ; ils ne gardaient pas le secret sur ce qu’ils étaient capables de faire.

Le vaisseau détecta rapidement l’origine du signal, un objet orbitant autour de la planète entourée de nuages. Ce monde serait-il également occupé ? Il se rappelait une antique espèce amphibie qui s’était développée sur un monde assez voisin, mais dont l’évolution avait été arrêtée par l’impossibilité où elle était de voir les étoiles à travers l’épaisse couche nuageuse. Et il pensa également à d’autres mondes, ainsi enfermés dans des couches de gaz brûlant, où les veines rocheuses avaient atteint l’intelligence, reliées entre elles par des métaux conducteurs et des cristaux chauffés à blanc.

Les machines étudièrent le signal pendant une fraction de seconde. Il y avait beaucoup à apprendre. Après une série élaborée de déductions et d’inférences, elles aboutirent à une conclusion unique : la troisième planète était la clef de tout. La prudence n’était plus justifiée.

Les ordinateurs allaient devoir réveiller l’intelligence assoupie qui seule pouvait traiter ce genre de problème. Ils seraient eux-mêmes engloutis dans cet esprit plus vaste. Leur réussite avait un goût doux-amer, car elle leur faisait perdre leur identité. Le super-esprit se mettrait à la recherche de tout moyen susceptible de lui faire comprendre l’espèce nouvelle, et ces ordinateurs plus simples seraient noyés dans son courant.

La réactivation commença.

Le vaisseau se prépara à répondre.

 

Le cube de ferrite se vida. Nigel entendit un brouhaha de glapissements sur le mode aigu.

« Hé là ! Qu’est-ce que vous… »

Lubkin s’était aperçu du changement de cubes. Erreur de manipulation ? Passant par-dessus l’épaule de Nigel, Lubkin avança une main sur le clavier de la console.

Quelqu’un cria. Nigel fit violemment pivoter sa chaise en tirant sur le bras de Lubkin, qui vint heurter un autre homme. La manche de la veste de Lubkin se déchira et lui resta dans la main.

Son mouchard se mit à émettre des bip-bip dans son oreille : le Dahu répondait. Nigel se pétrifia. Le signal était clair, bien qu’accéléré : il s’agissait du message original de Nigel que le vaisseau renvoyait.

Nigel chancela. Dans une lumière de vitrail, les visages de Lubkin et d’Evers flottèrent vers lui. Il se concentra sur le pépiement qui se poursuivait dans sa tête. Ça y était : le Dahu avait fini de retransmettre le message de Nigel. Ce dernier éprouva alors une brusque bouffée de joie. Il y était arrivé ! Ils pouvaient répondre avec…

Quelqu’un le saisit par le bras et vint se cogner dans ses côtes. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, pour les calmer. Il était entouré d’un brouhaha de voix.

Son mouchard se mit à glapir. À crier.

Une explosion de bruit se produisit dans sa tête ; le monde se mit à basculer et à tourbillonner.

Il sentit quelque chose de sombre et de massif le traverser. Quelque chose qui surgissait, énorme, qui le remplissait. Le torrent engloutit son identité.

Nigel hoqueta. Ses mains griffèrent l’air. Il tomba, inconscient.

Quatorze

Lubkin lui parlait. Pendant ce temps des lucioles bleu et blanc éclatantes virevoltaient et lui piquaient les yeux. Elles étaient une cause de distraction. Nigel observait le nuage de lucioles dont le chant et la danse se déployaient entre lui et le plafond. La voix de Lubkin bourdonnait. Il prit une profonde inspiration ; les lucioles disparurent un instant puis revinrent. Le contour des paroles émises par Lubkin devint plus aigu. Un poids se posa sur son ventre.

Ils comprenaient l’état d’esprit de Nigel, était en train de dire Lubkin. Avec ce qui arrivait à sa femme et tout le reste. Ça expliquait beaucoup de choses. Evers n’était même pas fâché de l’envoi du message codé à J-27. Le comité avait dû admettre que l’idée était meilleure, quand il avait eu enfin l’opportunité de l’étudier. Mais, nom d’un chien, ils pouvaient tout de même comprendre…

Nigel eut un sourire vague et ironique.

Les lucioles continuaient à chanter et à danser.

Evers en avait cependant ras le bol d’être tourné en bourrique par Nigel, ajouta Lubkin, les sourcils froncés. Heureusement, J-27 avait répondu, ce qui arrangeait les choses. Evers acceptait de passer l’éponge, à cause d’Alexandra.

« Quoi ? jeta Nigel en se redressant dans le lit d’hôpital.

— Eh bien je…

— Qu’avez-vous dit à propos d’Alexandra ? »

Nigel se rendit alors compte qu’il était nu jusqu’à la taille. Lubkin se passait la langue sur les lèvres, l’expression incertaine et tendue ; ses yeux se détournèrent de ceux de Nigel.

« Le Dr Hufman va vous voir dès que j’en aurai terminé. Nous vous avons fait transporter ici depuis le J.P.L. quand nous avons reçu le coup de fil demandant où vous vous trouviez. Je veux dire que nous avons compris.

— Compris quoi ?

— J’ignorais qu’elle en était si près, Nigel. Aucun de nous ne s’en doutait.

— Si… près ?

— C’était la raison du coup de fil. Elle est morte. »

 

Une infirmière lui procura une robe de chambre bleue au tissu raide. Le Dr Hufman s’approcha de lui dans le couloir au moment où il disait au revoir à Lubkin, lui secouant solennellement la main, en silence. Nigel regarda le médecin, mais son expression resta indéchiffrable.

Hufman lui fit signe de le suivre. Ils parcoururent tout le couloir. Un clochette d’appel retentit quelque part. La paroi lisse renvoyait à Nigel l’image d’un homme hagard, à la barbe bleuissante, le haut du visage figé dans un rictus. Les deux hommes marchèrent.

« Elle… elle est morte juste après mon départ ? demanda Nigel dans un murmure rauque.

— Oui.

— Je… je suis navré d’être parti. Vous avez tenté de me joindre…

— En effet. »

Nigel se tourna vers le médecin ; son visage était comme comprimé, les yeux anormalement grands, les traits pincés par la pression intérieure.

« Vous… vous m’emmenez la voir ?

— Oui. » Hufman posa la main sur la poignée d’une porte métallique grise, et ouvrit. Il posa les yeux sur Nigel. « Elle est morte, monsieur Walmsley. Une hémorragie incontrôlable. Il y avait beaucoup de travail en salle d’opération. D’autres malades attendaient. Nous avons mis le corps de côté pour que le personnel l’emporte. Une demi-heure est passée. »

Nigel acquiesçait, l’esprit engourdi.

« C’est alors qu’elle a commencé à bouger, monsieur Walmsley. Elle s’est levée d’entre les morts. »

 

Alexandra était seule, assise dans une chaise roulante très compliquée, hérissée de matériel électronique. Son sarrau blanc d’hôpital était remonté sur ses genoux, et des fils étaient collés avec du sparadrap à ses chevilles, sur ses mollets, ses avant-bras, son cou et ses tempes. Elle eut un faible sourire.

« Je savais que tu reviendrais. Nigel.

— Je… j’étais…

— Je sais, dit-elle doucement. Tu as parlé. À Shirley. Tu as eu. Peur. Par ce qui. Arrivait. ».

Elle parlait lentement, chaque mot ou presque séparé des autres par un silence perceptible ; chacune des syllabes était un effort.

« Les Nouveaux Enfants… », commença Nigel qui s’interrompit, ne sachant pas par quoi continuer.

« Tu n’aurais. Pas dû. Devenir excité. Nigel. Il me l’a dit. Que tu l’as. Senti. Toi aussi. Brièvement.

— Qui ça, il ?

— Lui. Ce que tu as. Perçu. Devant toi. Tu as. Rejeté. L’Immanence. »

Nigel eut conscience de Hufman qui derrière lui refermait la porte, se tenant à une distance d’où il pouvait entendre mais non intervenir. Alexandra paraissait être en équilibre précaire, fragile et comme tenue par quelque certitude intérieure. Enchâssée.

« Tu l’as ressenti. Nigel. Mon amour. Peut-être. Ne l’as-tu pas. Reconnu. Pour toi. Pendant longtemps. Il n’a été. Que le Dahu. »

Nigel resta longtemps silencieux, abasourdi. « L’implant auriculaire, finit-il par dire, le mouchard ! » Il avait parlé du coin de la bouche, s’adressant à Hufman.

« En effet. En effet, dit Alexandra d’un ton uni. C’est comme ça. Qu’il est entré. En moi. Mais je L’ai. Reconnu. Dans sa vraie nature. »

Elle ferma les yeux et sa poitrine se souleva au rythme des petites bouffées rapides qu’elle prenait. Nigel jeta un coup d’œil à Hufman. Il avait l’impression d’avoir les jambes paralysées, d’être cloué sur place, et de ne pouvoir ni aller vers Alexandra ni battre en retraite. Sur les appareils de contrôle de la chaise, les aiguilles bougèrent, des lumières clignotèrent.

« Mais quelque chose – quelque chose – peut-il faire cela ? murmura-t-il hâtivement. Retransmettre par le circuit du mouchard ? »

La voix de Hufman résonna comme celle d’une basse dans la petite pièce. « Oui, sans aucun doute, dit-il. L’appareil d’Alexandra était à la fois en contact acoustique et électrique avec son système nerveux. Il fonctionne passivement, la plupart du temps, mais nous pouvons nous en servir pour envoyer un signal dans les nerfs principaux.

— Est-ce ce qui s’est passé ? »

Hufman vint se placer à côté de Nigel et, à l’étonnement de ce dernier, passa un bras autour de ses épaules. « Je crois que oui, répondit le médecin. Je n’ai parlé de tout cela à personne, parce que… parce que j’ai tout d’abord cru avoir fait une erreur ; une erreur énorme.

— Quelque chose pénètre en elle. Par l’intermédiaire du mouchard.

— Selon toute vraisemblance. Vous vous êtes évanoui, n’est-ce pas ? Au J.P.L. ? Un effet de surcharge, probablement. Ou alors celui, quel qu’il soit, qui émettait a trafiqué votre récepteur pour se concentrer sur Alexandra.

— Mais elle était morte !

— Oui. Toutes les fonctions avaient cessé. J’estime à seulement cinq à dix minutes, tout au plus, le temps pendant lequel elle a été privée d’oxygène. D’une manière ou d’une autre, quelque chose a stimulé la fonction respiratoire par l’intermédiaire du mouchard. L’a remise en route. Le blocage rénal a également disparu.

— Je ne vois pas comment…

— Moi non plus. Des travaux ont bien été faits sur les déclencheurs neurologiques, mais ils en sont restés au stade expérimental ; trop dangereux et imprévisibles.

— C’est en train de la ramener à la vie, dit Nigel comme s’il ne croyait pas ses propres paroles.

— Oui, mais qu’est-ce qui fait cela ?

— Impossible à dire. »

Hufman lui jeta un regard inquisiteur. « Vous voulez dire que vous ne le désirez pas. Vous et cette autre femme, vous avez…

— Quelle autre femme ?

— Celle que j’ai rencontrée ; vous nous avez présentés. Alexandra l’a fait demander. J’étais un peu déboussolé et je l’ai laissée entrer.

— Nigel ? » C’était la voix d’Alexandra. Ses paupières battaient comme des ailes de papillon, et elle eut un faible geste de la main droite pour lui faire signe d’approcher. Nigel s’avança.

« Il voit. À travers moi. Nigel. Il veut. Que tu saches. Cela. »

Nigel jeta un regard impuissant à Hufman.

« Non. N’aie pas peur. Il veut voir. Sentir. Marcher. Dans ce monde.

— Qui est-il, Alexandra ? » La voix de Nigel se brisa quand il prononça son prénom.

« Il est l’Immanence, lui répondit-elle comme si elle s’adressait à un enfant. Je sais. Ce qu’il a fait. Le docteur et toi. Vous n’avez pas besoin. De murmurer. Je suis. Au courant.

— Il… t’a ramenée !

— Je sais. D’entre les morts. Pour voir.

— Pourquoi ? »

Elle le regarda, une expression empreinte de sérénité sur le visage ; ses yeux se plissaient, comme sous l’effet d’une joie intérieure. « Au sens. Où tu l’entends, répondit-elle. Chéri. Je l’ignore. Mais je ne Lui. Pose pas. De questions. Je ne m’interroge pas. Je vis. Avec le moment. »

Dans la lumière aseptisée, son visage sans couleurs prenait un aspect à la fois étrange et familier, avec tous ses pores bien nets et propres.

La voix de basse de Hufman fit irruption. « Dans la mesure où je peux le déterminer, elle est maintenue en vie par un stimulus émanant de son mouchard. D’une manière ou d’une autre, l’effondrement synaptique a été surmonté. Le mouchard lui procure peut-être même une fonction de contrôle pour les poumons et le cœur, prenant la place des tissus nerveux endommagés. Néanmoins, je ne pense pas que cela puisse durer longtemps.

Alexandra le regardait avec une calme intensité. Son sourire pâle était à peine perceptible. « Il est ici. Avec moi. Docteur. C’est tout. Ce qui importe. »

Nigel lui prit la main et s’accroupit à côté de la lourde chaise, étudiant son visage, les sourcils froncés. Toutes sortes d’émotions contradictoires jouaient sur ses traits.

On frappa à la porte de métal.

Hufman jeta un regard incertain à Nigel qui, de son côté, restait perdu dans ses pensées. Le médecin hésita, puis finalement ouvrit la porte.

L’air plein d’assurance, Shirley se tenait dans l’entrée. Une douzaine de Nouveaux Enfants en veste ou en dhotis se massaient derrière elle. Un homme en costume trois-pièces se fraya un chemin au milieu de l’attroupement.

« Nous sommes venus la chercher, docteur », dit Shirley. L’intonation de sa voix avait quelque chose de dur, de cassant, même. « Nous connaissons son désir. Elle m’a dit vouloir sortir. Nous avons un avocat pour traiter des formalités avec l’hôpital. »

Quinze

Que l’on imagine de fines feuilles de métal suspendues verticalement, séparées les unes des autres de quelques millimètres seulement. Dans la lumière crue, elles deviennent autant de lignes à l’éclat de métal aveuglant. Un projectile tourbillonnant sur lui-même, couleur de fumée, progresse lentement et frappe la première feuille métallique. Celle-ci se froisse et se trouve projetée contre la deuxième feuille, silencieusement, tandis que le film continue à se dérouler. En dépit de la pesante lenteur avec laquelle le projectile se déplace, on ne peut rien faire. La deuxième feuille plie. Au point d’impact, la balle s’écrase et se liquéfie ; mais elle continue. La troisième ligne métallique est à son tour comprimée sur la quatrième, et les verticales sont devenues une famille de paraboles dessinant l’onde de choc dont le foyer se confond avec la balle en fusion. Impossible de l’arrêter. Chaque feuille vient s’écraser sur la suivante. Chacune se comporte…

Nigel revivait ce rêve chaque nuit, sans pouvoir rien faire. Les événements se précipitent. Chacun des moments de ces jours derniers empiète sur le suivant, le poussant en avant sur le flot des instants.

 

L’hôpital. Hufman protestant, les mâchoires crispées. La voix égale de l’avocat résonnant de certitudes. Nigel n’avait aucun droit légal sur Alexandra ; il n’était pas son mari. Et Alexandra disait qu’elle voulait partir. La loi, les fines feuilles métalliques se comprimant les unes les autres, était claire. Elle souhaitait vivre – ou mourir – au milieu des Nouveaux Enfants. Ils comprenaient. Ils voulaient qu’elle marche en Sa compagnie.

 

La chaise roulante. Clignotant de tous ses vumètres, ronronnant, ignorée. Les Nouveaux Enfants en dhotis la roulant depuis l’ambulance jusqu’à l’église baptiste. Le vieil homme, l’Immanence. Son visage d’argent plombé, éclairé par les lampes à arc entourant l’église. Il met ses mains en coupe et fait un signe d’acquiescement en direction de Shirley. Alexandra est placée entre eux, foyer d’une foule qui grossit. Shirley parle avec révérence à l’Immanence voûtée et tordue. Au milieu des ombres mouvantes, Nigel a cru échanger un coup d’œil avec le vieillard. Des yeux jaunes qui l’ont soupesé, jugé, évalué. L’Immanence fait un geste ; un léger changement se produit dans la foule. La marée de corps humains qui s’ouvrait devant la chaise roulante d’Alexandra se referme maintenant derrière elle. La coupure est scellée. Shirley sur le bord, l’Immanence dont les traits tombants rayonnent, au centre. Vers l’église. Un brouhaha excité, un murmure. Et la foule liquide s’insinue entre Nigel et les autres. Le repousse. Le ralentit. Il crie : Shirley ! puis, Alexandra ! Shirley vient de monter les marches qui conduisent dans l’église. Elle se retourne, et parcourt du regard la mer agitée des visages. Elle crie quelque chose, quelque chose à propos de l’amour, puis elle disparaît. Dans l’ombre. Derrière la chaise roulante.

 

La tri-D.

Elle est restée la même : calme, ramassée sur elle-même et irradiant une certitude intérieure. L’intérêt qui a fait boule de neige autour d’elle n’a pas touché ce noyau profond. Les yeux sont enfoncés dans les orbites, loin des questions qu’on lui soumet. Elle voit, elle étudie. Nigel la regarde dans l’obscurité de l’appartement, qu’éclaire seulement la lueur de la tri-D. Il aperçoit Shirley derrière, dans la foule. Comme tous ceux qui l’entourent, son visage exprime le ravissement. Trois autres Immanences appartenant aux Nouveaux Enfants escortent Alexandra le long d’une rampe de cérémonie. Tous trois sont de haute taille et majestueux ; ils ont les joues creuses et tournent la paume des mains vers le ciel en un geste rituel. Élancés, ascétiques. Ils prennent le plus grand soin d’elle, leur premier miracle avéré. Le programme s’interrompt pour retransmettre un enregistrement de Hufman, en colère, les mâchoires contractées. À la question directe qui lui est posée, il répond qu’en effet, Alexandra était cliniquement morte. Il l’a certifié. On l’a abandonnée. Puis elle a ressuscité.

« A-t-elle proposé une explication ? » demande le journaliste.

Sur l’écran, le visage fatigué de Hufman cède progressivement la place à celui d’Alexandra.

Elle sourit, secoue la tête, non. Au fond de ses yeux, très loin, quelque chose change.

 

On ne le laisse pas entrer dans l’église. Pour Nigel, toutes les portes sont closes.

Lorsque son histoire parvient aux gens de la tri-D, ils l’interviewent, l’écoutent et promettent des résultats. Mais quand l’entretien passe à l’écran, Nigel apparaît amer et hostile. A-t-il réellement dit toutes ces choses ? se demande-t-il en se regardant. Ou bien ont-ils adroitement réarrangé ses propos ? Il n’arrive plus à s’en souvenir. Les lignes métalliques se compriment et convergent.

 

Au J.P.L., seul avec Evers et Lubkin.

À l’extérieur, le soleil brille sur les camions qui apportent le nouveau matériel. Les installations ont été renforcées.

Lubkin : Nous avons entendu dire qu’Alexandra guérissait, Nigel. Une merveilleuse nouvelle. Nous nous demandions si, en quelque sorte…

Evers : J-27 émet sur deux canaux, Walmsley. Par l’intermédiaire du circuit que vous avez placé dans la console. C’est Ichino qui travaille sur le signal principal, mais nous craignons d’intervenir sur le second. Quel qu’en soit le récepteur…

Nigel : C’est mon implant auriculaire. Vous le savez, n’est-ce pas ?

Evers : Oui. Nous voulions simplement vous donner une chance de l’admettre.

Lubkin : Vous recevez directement J-27 ?

Nigel : Non. Il a trouvé le moyen de se passer de moi.

Evers : Dans ce cas-là, nous pouvons arrêter ce circuit.

Il avait donc fallu qu’il leur parle d’Alexandra. Et qu’il les supplie de permettre la retransmission par le J.P.L. ; sans quoi, elle mourrait.

Mâchoire crispée, Evers acquiesce. Il laissera le signal ténu de vie intact. Ils iront même jusqu’à le contrôler, à l’espionner, à essayer de déchiffrer ce qu’ils pourront. Son code est un dédale d’une haute complexité.

Après avoir quitté le bureau d’Evers, Nigel ne se rappelait à peu près rien de ce qu’il avait dit. Les événements s’étaient tellement précipités et chevauchés qu’il mélangeait les instants et les personnes. Mais il se souvenait cependant de l’expression neutre et calculatrice d’Evers, de ses lèvres pincées, champ de force trouvant un nouvel équilibre.

Seize

Il s’assit sur la pente poussiéreuse de la colline et regarda la foule qui se dirigeait vers le V formé par le canyon. La plupart des gens arrivaient de Mexico, un trajet de deux heures, et portaient des paniers de pique-nique. Il y avait également des groupes venus d’Asie, soigneusement encadrés par leurs guides, ainsi que des Européens, reconnaissables à leurs pantalons bruns tous identiques et à leur chemise de laine à la coupe stricte. Autant de petits ruisseaux venant se déverser dans le canyon.

Un vol d’oiseaux y pénétra par le sud, prenant de l’altitude au fur et à mesure qu’il se rapprochait. Sans doute inquiet à cause du grondement qui montait de la foule, pensa Nigel. Il se passa la langue sur les lèvres. En dépit de l’heure matinale, l’air tremblait déjà, bien plus chaud que deux jours avant, dans le Kansas. Ou bien était-ce à Toronto ? Il éprouvait une certaine difficulté à se rappeler l’écoulement des jours. Chacune des apparitions d’Alexandra attirait une foule plus nombreuse. Certaines personnes, lui avait-on dit, campaient ici depuis des jours.

À cent mètres de lui, une équipe s’efforçait de dégager de nouveaux emplacements ; peine inutile. Les gens s’installaient sur les éperons rocheux, et ils étaient déjà bien plus nombreux que ce qu’auraient pu contenir les nouveaux sites.

Les collines grouillaient de vie, et la cohue s’agitait comme les cils d’une paramécie géante. Au fond de la vallée, les plus passionnés faisaient leur numéro : acrobates physiques ou psychiques, flagellants, psalmodieurs à la voix caverneuse, danseurs. Les rondes fraternelles tournaient. Déborder, aimer, voler, danser. Bonds. Gémissements. Cris. Pieds qui frappent le sol.

Finalement, une rumeur d’excitation se mit à monter. Au fond du canyon, un point blanc se mit à fleurir. Alexandra dans sa chaise roulante, enveloppée de tissus scintillants. On l’installa sur une plate-forme parmi les rochers recuits de soleil. Elle était flanquée de quatre Immanences.

« Vers la plénitude ! entonna la foule. L’unicité ! » Dans le ciel, une forme ailée se mit à brûler d’un feu orange à une extrémité. Un nuage se dessina sur le fond de ciel bleu pâle du désert. Une sculpture blanche pour l’occasion, représentant une immense femme d’albâtre. Ailée. La main levée dans un geste d’accueil, de bénédiction, de pardon. Alexandra.

Discours d’une Immanence. Musique. Les pierres renvoient en écho la sonnerie des trompettes. Battements de pieds. Chants. Courir, vivre, sauter, s’élever. Le salut dans la chaleur aveuglante et enchanteresse.

Il connaissait bien les litanies. Elles ruisselaient sur lui sans produire le moindre effet. La suivre partout l’avait complètement anesthésié. Il savait bien qu’il aurait dû renoncer, mais il était incapable d’abandonner tant qu’il pourrait rester assez près pour la voir, même de loin. Un point blanc. La morte qui bougeait et parlait. Viens, et vois. Reprends espoir. Retrouve ta foi. Qu’un chant d’amour joyeux s’élève en toi pour toujours.

Et cependant, cependant… il l’enviait. Et il l’aimait.

Une grimace lui tordit la bouche.

Soudain, sa voix roula le long du canyon, tonnante, imposant silence à la foule. Elle parlait de Lui, de l’Unique, et disait comment Il voyait à travers chacun de nous. D’une vision…

Elle se recroquevilla. Quelque chose vint heurter le micro. Un homme cria d’une voix rauque. Nigel se contracta, et ne put voir qu’un tourbillon de silhouettes en robe s’agitant à l’endroit où Alexandra se tenait un instant auparavant. Des voix suraiguës lançaient des ordres.

Enfin elle partait. Il se redressa avec raideur, brossa de la main la poussière sur son pantalon, regardant fixement devant lui. Partie. Partie.

 

Il laissa fonctionner la tri-D, dans sa chambre de Mexico, tandis qu’il se douchait et faisait ses préparatifs. Un petit homme chauve, à la peau rose et aux bajoues tombantes, expliqua qu’Alexandra venait de subir une rechute mais qu’elle n’avait pas encore rejoint l’Un Essentiel, comme elle avait prédit qu’elle le ferait bientôt.

Son téléphone sonna.

« Walmsley ? Est-ce bien vous ? » La voix d’Evers, haut perchée, hachée. Nigel grogna une réponse.

« Écoutez. Nous venons juste d’avoir les nouvelles. Désolé et tout ce que vous voudrez, mais on dirait qu’elle est en train de mourir. Nous savons que vous l’avez suivie. Les services de sécurité n’ont pas perdu votre trace. Avez-vous découvert ce qu’elle a pu dire aux Nouveaux Enfants ? Je veux dire à propos de J-27 ?

— Rien. Dans la mesure où je sais quelque chose.

— Ah ! bien. On m’a fait savoir en haut lieu de m’assurer qu’absolument rien n’avait filtré. Particulièrement vers ces… Bon. On dirait que tout va bien. Nous allons…

— Evers.

— Oui ?

— Ne coupez pas le deuxième canal. Elle n’est pas encore morte. Si vous le faites je raconterai tout à la tri-D. À propos de… J-27.

— Vous êtes… » On aurait dit que la voix d’Evers venait d’être coupée, comme si une main s’était posée sur le téléphone. Au bout de quelques instants, elle reprit : « Bon, d’accord.

— Laissez-le branché indéfiniment. Même si vous entendez dire qu’elle est morte.

— D’accord, Walmsley, mais…

— Au revoir. »

 

Il resta un long moment à la fenêtre de sa chambre d’hôtel, à regarder les pousse-pousse zigzaguer dans les allées du paseo de la Reforma, venant pour l’essentiel du parc de Chapultepec. Les allées et venues de la ruche humaine.

Il venait donc de faire un dernier geste : menacer Evers. Peut-être vivrait-elle encore quelques heures, quelques jours. Pourquoi ? Il savait qu’il ne la reverrait jamais. Seuls les Nouveaux Enfants auraient la satisfaction de partager ses derniers instants.

Et puis ?… Retourner au J.P.L. ? Recommencer ? Le Dahu attendait toujours.

Oui, en fin de compte. Il avait besoin de savoir. Comme toujours, il lui fallait des certitudes nettes, du défini. Il ne recherchait que cela. Savoir. Quelque chose que Shirley, et peut-être même Alexandra, dans une certaine mesure, n’avaient jamais compris.

Ou bien…

Il força la fenêtre, et un joint s’ouvrit au milieu. Au moins deux cents mètres jusqu’au sol. Au milieu de toute une masse de phares lancés en pleine vitesse. Les lignes qui se compriment et le soufflent comme une bougie à bout de course.

Pendant longtemps, il regarda vers le bas.

Puis il se détourna de la fenêtre, prit ses bagages, et emprunta la navette qui descendait jusqu’à la réception. Il régla sa note, un sourire raide à la bouche, donna un pourboire au portier, laissa ses bagages et sortit sur le trottoir. L’air était doux. Il enfonça les mains dans les poches et décida de faire le tour du pâté de maisons afin de s’éclaircir les idées.

De sa poche, il retira un objet de plastique. Il contenait de l’électronique ultra-miniaturisée, une source d’énergie et un transducteur. Il l’agrafa sous l’étiquette de son col, et s’assura qu’il était invisible. Ça frottait sur son cou quand il marchait.

Il voulait être à l’air libre pour l’essayer. À ces distances, un bâtiment pourrait faire écran au signal, ou bien le brouiller. Il ne fallait prendre aucun risque. Lorsque Alexandra mourrait, le Dahu pourrait toujours emprunter le canal…

Il porta la main derrière son oreille et appuya. Le mouchard se mit à bourdonner. Le morceau de plastique bourré d’électronique qui lui avait coûté tellement cher pesait sur son cou. Il appuya une deuxième fois du pouce, et entendit un petit claquement sec.

Il marcha. Marcha. Sentit jaillir quelque chose d’immense…

Marcha…

Amour et envie.

Marcha…

Dix-sept

Un jour plus tard : il marche.

Marche.

Sur les feuilles superposées de rochers repliés. Ponts de pierre d’un vaisseau de terre, à la dérive dans le désert profond. Navire de cailloux recuits. Le temps a stratifié et comprimé la structure plissée ; la vie court à sa surface.

Pépiante et bondissante.

Il escalade le rocher qui s’écaille. Un scorpion file se cacher. Ses bottes mordent dans le gravier crissant.

… Les plantes qui lèchent, comme une écume,

     la croûte rugueuse…

     La présence cachée

surveille

ingère

comprend             

et se tait.

Dans le désert mexicain cendreux, il marche toujours. L’air est de cristal ; les flaques d’une averse récente font éclater les rayons de soleil en flèches de lumière.

Coquelicots, mauves, zinnias, cactus, chiendent des sables et taches jaunes des lichens…

…La vie à fleur de terre…

…Un soleil tournoyant au-dessus d’une Terre déformée…

Nigel sourit. L’entité s’en retourne, derrière ses yeux.

Il avance en longues enjambées aisées. Un talon de botte frotte. Le cuir craque. Ses bras se balancent, ses mollets se contractent. Son cœur pompe, ses poumons sifflent, peau chaude botte achoppant sur une pierre ciel plat chemise collant au creux mouillé des bras cactus cireux dans son chemin son bidon bruyant quand il tourne…

Au milieu de tout ça, Nigel choisit. L’entité, non. Elle avale tout.

Un lapin bondit de côté. Un cactus en forme de coupe à vin lui fait signe. Nigel s’arrête. Débouche son bidon. Et boit.

…Éprouve sur sa langue l’arôme bondissant argenté moelleux rougissant…

…Et ressent faiblement quelque chose de ce que l’entité doit elle-même ressentir. Elle respecte la sainteté des créatures vivantes ; elle ne se serait pas permis d’ordonner à Alexandra de se lever de nouveau si elle n’avait été déjà morte, morte à son propre monde. Ainsi, pour voir cette jeune planète, l’entité s’était servie d’un corps que les hommes avaient rejeté.

Lors des premiers instants de contact avec Nigel, dans cette rue de Mexico, l’entité avait été sur le point de se retirer ; mais elle était restée en voyant l’état de délabrement intérieur dans lequel se trouvait cet homme. À l’aide d’un savoir subtil, appris au cours de milliers de contacts semblables avec des formes de vie chimiques, elle entreprit un rapprochement. Et resta. Pour goûter à ce monde de douceur. Pour tirer cet homme de là.

…Ciel bleu crémeux vibrant de vie ailée, taches de couleur en dérive, nuages tourmentés…

Cet endroit est autre.

Elle s’arrête ; l’horizon découpé en arêtes aiguës divise ce monde en parties ; elle réfléchit. Et voit la trame ondulante dont les fils sont Evers, Lubkin, Shirley, Hufman, Alexandra et Nigel. Un jeu. Un réseau ? Fonctionnement générateur. Chacun un petit monde en lui-même.

Et tous ensemble. S’élevant haut. Chacun un firmament. Un mécanisme d’horlogerie.

Si familier.

Tellement autre.

Au plus profond des courants du torrent, Nigel nage.

En nageant, il guérit.

La présence cachée détourne le flot continu des perceptions sur elle ; avant même que Nigel puisse les recevoir par les filtres de ses yeux, de ses oreilles, de sa peau et de son nez – avant tout ça, l’entité éponge ce monde nouveau et étrange, et l’altère également pour Nigel dans l’acte de se l’approprier.

Un jour l’entité partira. Disparaîtra. Nigel devra alors ouvrir son cocon. Émerger. Dans la lumière éclatante du jour. Sur des jambes branlantes.

Il aura à franchir ces diaphragmes. Tout passera. Mais pour le moment :

Le Dahu                 ressent la pulsation grondante

                                 déplie les roches en dessous de lui

                                 sculpte l’air sec

                                 enfonce ses bottes dans le sol

                                                                                            meuble…

voit

                                      goûte

                                                    - s’ouvre.

L’introduit en douceur dans ce monde de tiédeur. L’accroche, tout amour, au jour

…EversLubkinShirleyHufmanAlexandraAlexandra… De penser à eux, de savoir qu’il retournera un jour dans ce monde lui enlève un poids ; et voici qu’il se laisse rouler, flotter et caresser par les eaux familières du désert. EversHufmanShirley…

Autres, ils sont, ses frères.

Tellement autres.